Futuribles, n° 412

Comme souvent avec cette revue de prospective qu’on ne présente plus, des thèmes très divers se partagent le sommaire du dernier numéro de Futuribles. Quelques contributions méritent particulièrement l’attention, à commencer par l’article de tête. C’est une synthèse autour de la notion de mieux-vivre vue par l’OCDE. Son auteure, une statisticienne haut placée dans l’institution, explique comment les grilles des comptabilités nationales ont évolué ces quinze dernières années pour intégrer « ce qui nous est cher », comme disait Denis De Rougemont. De fait, le PIB, longtemps étalon de mesure à l’aune duquel s’évaluait le niveau de développement de nos sociétés, n’est plus l’alpha et l’omega des indicateurs. D’autres critères complémentaires liés au bien-être individuel et collectif (la santé, le logement, l’éducation, les liens sociaux…) entrent désormais en ligne de compte pour tenter de prendre la mesure de la qualité de vie dans tel ou tel pays. Parfois, ces éléments orientent même les politiques publiques, c’est le cas en Nouvelle-Zélande, en Écosse, au Royaume Uni et dans une moindre mesure en France. Toujours dans cet article d’ouverture, on apprend d’ailleurs que le moral des Français n’est vraiment pas au beau fixe, selon le dernier rapport disponible basé sur l’indice du vivre mieux. Pour ce qui est de notre satisfaction dans la vie, nous attribuons un score de 6,6 sur 10. Peut mieux faire donc. Chez les jeunes âgés de 15 à 24 ans (mais est-ce si étonnant, biberonnés qu’ils ont été au discours de la crise et du tout-fout-le-camp ?), l’état d’esprit est même plus sombre encore. Sans doute parce que cette classe d’âge se sent, plus que les autres générations, exposée au risque de chômage et à une situation de l’emploi qui ne va pas en s’arrangeant.

 

La transition est toute trouvée pour évoquer deux autres articles au sommaire, l’un portant sur les atouts de la formation professionnelle et de l’apprentissage, l’autre s’intéressant aux écoles de la deuxième chance (communément dîtes E2C). Dans les deux cas, il s’agit sinon de plaidoyer en tout cas d’incitation à considérer mieux qu’on ne le fait aujourd’hui ces expériences qui ouvrent des voies différentes en marge d’un « cylindre éducatif » classique, lequel peine à faire de la place à ceux, précisément, qui sont différents, pas dans la norme scolaire. Ici comme là, les auteurs constatent que pour bien des décrocheurs la réussite et l’efficacité des « modèles alternatifs » sont au rendez-vous. Mieux valoriser l’enseignement professionnel à travers une découverte de nombreux métiers ignorés ou à tort mal considérés, développer les structures délivrant des formations qualifiantes au sein de ce qu’on appelle en abrégé les E2C favoriseraient, assurent-ils à l’unisson, une meilleure insertion sur le marché du travail. Façon de dire qu’il y a une vie après l’échec ou l’inadaptation scolaire, et que ceux qu’on pourrait appeler les « abandonnistes » du système éducatif – chaque année, 110 000 jeunes en sortent sans diplôme en poche – peuvent trouver à s’épanouir en entreprise pour autant qu’on les oriente dans la bonne direction.

 

 

 

L’entreprise, c’est justement un autre sujet de réflexion abordé par la dernière livraison de Futuribles. Pour Hubert Landier, spécialiste en relations sociales du travail, nul doute que l’entreprise actuelle, à quelques nuances près d’ordre technologique évidemment, ressemble à s’y méprendre à celle du… XVIIe siècle. Si, si. Selon lui, le modèle dominant reste toujours pyramidal (comprenez hiérarchisé) et taylorisé, irrigué par un schéma de pensée qui repose consciemment ou non sur une conception hyperrationaliste des relations professionnelles. La faute à Descartes ? Il y a un peu de ça, en effet. L’auteur appelle de ses vœux à sortir de cette matrice mécaniciste pour un « nouveau modèle », plus fluide, qui « promet d’être aussi différent du précédent qu’une cathédrale gothique peut l’être d’une église romane ». En quoi consiste ce « changement de paradigme » ? Pour l’expliciter, il emprunte au registre de la biologie, filant la métaphore de l’entreprise comprise comme un être vivant. Si l’image de l’organisme vivant agi par une structure poly et intercellulaire peut être intellectuellement stimulante, on aurait apprécié, à titre d’illustrations, des études de cas de sorte à estimer les éventuelles implications psycho-sociales concrètes de ce genre de comparaison. C’est que les approches renouvelées de l’organisation de l’entreprise et les discours prônant un nouveau management manquent parfois de réalisme et ont souvent trop tendance, séduisantes théories qu’elles sont, à idéaliser ou à survaloriser, ce qui revient au même, certains concepts à la mode (la polyvalence, la flexibilité, la mobilité, etc.).

 

Entre autres contributions non moins intéressantes pointant des lignes de force possiblement structurantes dans un futur proche (la robotisation grandissante des usines chinoises, la faisabilité du projet d’une société sans argent liquide, la déstabilisation inquiétante du Yémen dans un contexte où le Levant monopolise les opinions publiques occidentales…), on lira aussi, dans la rubrique tribune, le questionnement, à la fois économique et géopolitique, d’un ancien fonctionnaire à la Commission européenne quant aux conséquences – facteur supplémentaire de désordre régional ou au contraire élément de stabilisation ? – de la découverte de nouveaux gisements gaziers en Méditerranée orientale sur fond de tensions au Moyen-Orient… Un numéro très divers, on vous l’a dit.

 

Anthony Dufraisse