Initiales 4, Monte Verità

 

Rêvons-nous encore d’expériences communautaires ? Sans doute et ne pas y songer de loin en loin serait le signe certain d’un désespoir qui s’invétère. Alors pourquoi ne pas reconstruire Monte Verità (MV) ? En reconstruire au moins intellectuellement les grandes lignes de ce qui s’y est vécu pour voir ce qu’on peut retenir de cette aventure et ce que son souffle peut encore animer ici et maintenant.

 

Avec cette quatrième livraison, Initiales entend poursuivre différemment son travail d’enquête après GM (George Maciunas), JB (John Baldessari) et MD (Marguerite Duras), qui consiste selon les termes d’Emmanuel Tibloux (directeur de la publication) à « traquer le contemporain dans les strates du temps historique ». Et le moins qu’on puisse dire est qu’il y a à creuser, parce que l’histoire de MV (1900-1920) est loin d’être simple à appréhender.

 

Ce qui rend curieux d’une telle expérience aujourd’hui où se mêlent la contestation de la société industrielle, l’anarchisme, la liberté sexuelle, l’occultisme, la psychanalyse, la danse d’avant-garde…, c’est peut-être d’abord ce joyeux fourre-tout qui anticipe en effet les heures les plus fertiles et confuses de la contre-culture des années 60-70. Il fut un temps où le « confusionnisme théorique » était un signe d’infamie, mais ce temps était peut-être aussi celui d’un puissant courant dogmatique qui – dieu merci, ah ! ah ! – est, d’après ce que l’on m’a dit, bien mort. Donc, laissons-nous glisser du côté « obscur de l’Eden » pour reprendre le titre d’un des articles de ce numéro très inspiré. Rationalistes étroits s’abstenir.

 

Le lieu existe toujours : une colline avec vue sur le Lac Majeur, non loin d’Ascona, dans la région du Tessin au climat exceptionnel. Le nom de Monte Verità, qui est un peu moins emphatique en italien qu’en français, annonce le projet radical de la colonie d’artistes qui va y élire domicile ou y faire des cures entre 1900 et 1920. Claire Moulène (rédactrice en chef) a établi un utile « Ils sont passés à Monte Verità » : parmi d’autres, Rudolf Laban chorégraphe et promoteur de bains de soleil et de pluie dans le plus simple appareil, Mary Wigman l’auteur de la danse de la sorcière ou Otto Gross dont le pedigree laisse pantois : « psychiatre et médecin autrichien, anarchiste et toxicomane, féministe et végétarien… »

 

Harald Szeemann par Lucrezia De Domizio Durini

 

Revue de l’Ecole nationale supérieure des Beaux-Arts de Lyon, cette livraison consacrée à MV réactive une exposition d’Harald Szeemann (1933-2005) qu’il présenta en 1978 à Ascona, avant Zurich, Berlin, Berne et Munich ; cette manifestation remit en lumière MV alors largement oublié. Le curateur indépendant, resté fameux pour son exposition Quand les attitudes deviennent formes (1969), avait réuni une documentation considérable après s’être installé dans le Tessin où résidait déjà son épouse, la plasticienne Ingeborg Lüscher. Dans un bâtiment sans chauffage appelé « L’usine », il entreposait les archives de ses expositions antérieures et de ses projets en construction. L’entretien avec sa collaboratrice Corinne Giandou est riche d’informations sur sa manière de classer sa documentation, de nourrir un projet qui rencontra sa propre conception du monde. Pour Szeemann, qui croyait en la possibilité d’une libération de l’homme, MV relevait parfaitement de ce concept de Gesamtkunstwerk (œuvre d’art total), auquel il tenait tout particulièrement. Cette utopie au caractère exemplaire a justifié six années de travail auprès de témoins et jusque dans les archives de la police secrète suisse. Il avait voulu « montrer cette utopie », c’est-à-dire présenter ces réformateurs, théosophes, danseurs, nudistes, végétariens qui ont essayé de repenser les conditions de la liberté dans un monde (1900-1920) qui – en dehors de la Suisse – s’effondrait.

 

Sans proposer une histoire précise de cette aventure, Initiales poursuit d’abord l’enquête du côté du passé, par exemple avec ces jalons dada plantés par Patrick Beurard-Valdoye sur les pentes de MV. Si on est parfois peu convaincu par certains travaux artistiques relevant au mieux de l’hommage, les grands entretiens de la revue sont particulièrement intéressants. Que ce soit les exposés de François Piron sur le collectif castillo/corrales ou celui de Bernhard Rüdiger sur la revue <0> future<0>, ou encore celui de Serge Latouche sur la décroissance, la question de la communauté trouve des prolongements actuels dans un style très différent de Monte Verità.

 

Après ce petit pèlerinage, il reste donc à chercher le grand air ailleurs.

 

Jérôme Duwa