KUU : le saut dans le vide

En 2010, deux peintres, Éric Meyer et Ivan Sigg, créent une revue au titre énigmatique : KUU. 6 numéros plus tard, fin 2013, ce drôle d’objet suspend son vol. Ses deux concepteurs reviennent, en un dialogue, sur les petits bonheurs et les aléas qui ont traversé cette trop brève aventure dont on n’oubliera pas l’originalité et la générosité.

 

Ivan : Entre nous, appeler une revue « KUU », c’était casse-COU, voire glissant comme un pet sur une toile cirée, mais Kou-ou ça sonnait bien en japonais…

 

Éric : Très risqué en effet, car en français la prononciation serait plutôt « cul ». Cela n’est pas facile à porter… Nous avions à l’esprit cette glissade au moment de choisir un titre, c’est sûr, et la farce, la confusion possible, nous amusait. J’ai parfois senti quelques personnes pas très à l’aise avec ce titre, ce nom, ne sachant pas par quel bout le prendre. D’autres s’en sont amusé, l’ont tourné dans tous les sens.

 

Ivan : Hé oui, une revue de Cul c’est pas une revue Dard… je veux dire d’Art.

En japonais KUU c’est « le vide », normal que cette revue disparaisse comme elle est née, tranquillement, sans gravité et sans faire de bruit, dans l’espace intersidéral (des revues disparues).

 

Éric : Nous avions beaucoup échangé (graphiquement, plastiquement, humainement) pendant quelques mois et nous avions le souhait de partager ce travail. Nous avons réfléchi un moment à la forme que cela pourrait prendre. Nous avons finalement choisi la revue car nous aimons l’édition, le papier, l’imprimerie et surtout l’idée que cela puisse se prolonger, qu’il y ait un numéro suivant. Nous avions l’habitude de présenter notre travail sur nos blogs, nos sites. Il nous fallait un autre terrain de jeu. Très vite, tout de suite, nous avons souhaité ouvrir nos pages à d’autres artistes en les invitant à venir croiser avec nous peinture, graphisme, typographie, philosophie, poésie, musique, sciences, etc., à remplir ce vide que nous mettions à disposition.

 

Ivan : Un grand vide ou une petite niche ? Fallait être artiste ou dans la lune pour imaginer que le vide pouvait être compris dans son sens bouddhiste, c’est-à-dire le vide qui accueille l’infini des possibles, le creuset de toute création.

 

Éric : D’ailleurs en letton et en finois, KUU c’est la lune.

KU-U4

Ivan : En Occident le vide est pensé et vécu comme un manque. On a peur du vide. Être vide c’est n’être rien. Du coup on a peur d’un mauvais KUU ?

 

Éric : En feuilletant KUU on se rend très vite compte que ce vide nous l’avons comblé. Nous ne l’avons ni craint, ni évité. Ça explose de couleurs à chaque page, de formes, d’écritures. La mise en page est en perpétuel mouvement, pas de ligne directionnelle, de charte… Cela est certainement très déroutant mais n’explique pas pourquoi on s’arrête après six numéros et trois années d’intense créativité et innombrables échanges artistiques…

 

Ivan : Bah, le titre est une des clés, mais le contenu de la revue était encore plus complexe à saisir. Il fallait dix minutes pour l’expliquer à chaque visiteur qui s’arrêtait sur notre stand au Salon de la revue. Mixer des toiles avec des enveloppes peintes, des affiches, des recettes végétariennes, des photos d’atelier et des réflexions sur le processus de création, ça n’intéresse que les esprits en ébullition, pas les cerveaux qui cherchent un savoir et une info ordonnés.

 

Éric : Surtout si tu rajoutes là-dessus une peinture originale collective en couverture ! Nous avions un mal de chien à faire comprendre que chaque exemplaire était peint, que chaque exemplaire était unique et que nous partagions là, avec nos lecteurs, un laboratoire de création graphique dans lequel nous avons fait de nombreuses découvertes et innovations.

 

Ivan : Je ne sais pas si nous sommes des novateurs, mais une chose est sûre, c’est que nous sommes de piètres commerciaux. Nous sommes passés d’un tirage de 1 000 exemplaires à 500, puis 350, mais les ventes ont plafonné à 150 ex. par numéro, dont 70 abonnés. Sans parler des cartons d’invendus qui se sont accumulés dans mon atelier… Au bout de trois ans, le stockage est devenu un problème que l’on n’avait pas du tout envisagé au départ.

 

Éric : Je ne suis pas sûr que nous soyons de piètres commerciaux… Pas de distributeur, de diffuseur, pas de présence en librairie, la tâche était ardue… Difficile de présenter une revue sous blister (pour protéger le dessin en quatrième de couverture), une revue qui ne se feuillette pas. Il aurait fallu une sacrée communication et une grande confiance du lecteur pour s’engager les yeux fermés. Nous avons tourné ce problème dans tous les sens, cherchant à conserver cette originalité tout en permettant un accès plus facile, sans jamais le résoudre.

Le bouche à oreille, le main à main et le pied au KUU ne sont pas suffisant pour assurer un nombre de ventes suffisant. Nos blogs respectifs, pourtant bien suivis, n’ont pas produit l’intérêt escompté et le site de la revue n’a généré que très peu de ventes Paypal…

 

Ivan : Il aurait fallu 250 abonnés fidèles pour s’en sortir, ou une aide de 5 000 € par numéro soit 10 000 € par an. Les organismes officiels ont refusé toute aide en disant « ce n’est pas une revue d’art car elle ne parle pas d’art » — « Non, c’est une œuvre d’art en soi. » répondions-nous en leur montrant la peinture originale réalisée sur chaque couverture.

 

Éric : On a pourtant pris un vrai pied à maquetter chaque double page, pendant des semaines, à deux devant l’écran du Mac, à fabriquer nos titres, à pinailler sur les interlignages et les couleurs, avec l’énergie de ceux qui bousculent l’art et refont le monde. On était sûr de notre KUU et de la qualité de ce qu’on mettait en page.

 

Ivan : Oui et on s’éclatait également pendant six mois (entre deux numéros) à échanger sur de multiples sujets, d’abord entre nous, puis avec des peintres, des graphistes, des poètes, des metteurs en scène, un traducteur, un chanteur, un ingénieur, un mathématicien, et à créer des œuvres collectives avec eux, produisant la matière même de la revue.

 

Éric : Il ne faut pas se voiler la face non plus, ils ont été très rares ceux qui ont accepté de nous envoyer leurs œuvres à métamorphoser comme Triglia, Gosselin ou Murgues, ou qui ont osé transformer les nôtres. Ce qui fait que l’on a fini par tourner en rond tous les deux.

 

Ivan : L’idée d’écriture collective, de partage et d’échange artistique est très dérangeante. Peut-être aussi que l’on avait fait le tour de ce que l’on pouvait faire ensemble et que nous ne sommes pas arrivés à renouveler notre duo, privés de cet apport extérieur.

 

Éric : Très certainement, l’une des clés aurait été de pouvoir se diversifier d’avantage. Est-ce que notre seul travail graphique et plastique peut susciter l’intérêt d’un lecteur sur plusieurs numéros ? Pas sûr… Nous avons perdu beaucoup d’abonnés en cours de route tout en maintenant un nombre constant de lecteurs : beaucoup nous ont rejoints ou quittés en route.

 

Ivan : Oui, c’est ça, c’était un vrai jeu sans but et sans a priori. Mais si c’était à recommencer, procéderions-nous de la même façon dans l’effervescence et la nécessité, ou évaluerions-nous le public potentiel et chercherions-nous un financement solide ?

 

Éric : Tout dépend ce que l’on cherche… être libre, indépendant ou pour raisons financières faire quelques compromis ? La seule ambition à poursuivre est celle d’être soi, juste et à sa place lorsque l’on souhaite faire exister une revue qui se positionne autour de son propre travail, accepter l’idée qu’elle ne rencontrera pas forcément un large public.

 

Ivan : à rediscuter…

 

On retrouvera les deux peintres sur leur blog respectif :

http://ivansigg.over-blog.com/‎ – http://emeyer.blogspot.fr/

La mémoire de KUU ici : http://www.ku-u.org/