Afrique & histoire

Revue internationale

par Fabrice Jonckheere
2004, in La Revue des revues n° 35

À l’usage de certaines publications longtemps conventionnelles en leur vision sur l’Afrique, nous pourrions appliquer les mots de Birago Diop (1906-1989) : « Quand la mémoire va chercher du bois mort, elle ramène le fagot qui lui plaît ». Ce n’est pas le cas en ce qui concerne la revue Afrique & histoire. Innovante à plusieurs égards, cette dernière nous confronte à des évidences paradoxalement absentes de nos esprits parfois trop européocentristes, ce que souligne Pekka Masonen dans l’introduction de son article (p. 169) : « Western Historians are often accused of maintaining a distorted Eurocentric view of the world. It is true […]. »
En effet, l’intérêt de ce premier numéro réside dans sa grande originalité de points de vue. Jean-Pierre Chrétien, directeur de publication, précise ainsi que « l’objectif n’est pas d’atteindre une histoire totale, mais de multiplier les approches aux différentes échelles du vécu ». L’histoire de ce grand continent paradoxalement si méconnu et perçu globalement, sans nuances, s’y déroule selon une trame chronologique indispensable à toute compréhension globale.
Cinq entrées composent ce premier sommaire : Varia, Atelier, Questions, Bulletin critique et Lettres.
C’est « autrement » que les évènements et personnages qui donnent corps à l’Afrique sont ici analysés. Accoler l’épithète d’Africain à Saint-Louis, personnage si français dans l’imaginaire collectif, voici de quoi surprendre. Et la démonstration de Yann Potin n’en est que plus concluante lorsqu’il nous apprend que la légende s’est emparé du souverain pour en faire un marabout vénéré en Tunisie sous le nom de Sidi Bou Saïd.
Une troisième voie issue du regard de l’autre, celui du bout du monde. Telle est la démarche de François-Xavier Fauvelle-Aymar et de Bertrand Hirsch dans leur étude des récits de voyages d’Ibn Battûta. Renversant la perspective traditionnelle selon laquelle il faut suivre littéralement le texte afin d’en saisir les implications géographiques, nos deux auteurs abordent la Rihla sous un angle quasi-ethnologique, proposant par là même une interprétation conforme à des classifications mentales différentes. Ainsi le récit du Grand voyageur, loin de perdre une part de sa crédibilité, s’en trouve renforcé. Les descriptions formelles, longtemps considérées comme approximatives ou mensongères, acquièrent une grande pertinence à la lumière de ce décryptage de notions géographiques et politiques entremêlées.
L’Afrique donc, un lieu d’irrationalité apparente, de mystère ? Toute une littérature (De Conrad à Coehlo) et écriture scientifique partisane nous a confortés dans le cliché d’une société qui, multiple en réalité, échapperait, soit à une perception cartésienne des phénomènes, soit à une dignité inhérente à ses propres valeurs. Afrique et Histoire se dégage de cette gangue étroite en nous fournissant des éléments riches en sens et interprétations. « Nous sommes des nains juchés sur des épaules de géants », clamait Bernard de Chartres.
Comment comprendre les évènements géopolitiques actuels sans une prise en compte de phénomènes politiques, religieux et ethniques passés ? Pour être une évidence, cette démarche préalable n’en est pas moins essentielle. Oui l’afro-centrisme trouve sa justification hors des référents historiographiques occidentaux réputés davantage « impartiaux ».
À cet égard, Pekka Masonen honore les démarches novatrices et plurielles d’un Ki-Zerbo, d’un Aimé Césaire ou d’un Senghor. Et le « passif désordonné » d’un pays tel que l’Ouganda (Henri Médard) ne se résume pas uniquement à une présence britannique ni à un « désordre » post-colonial. Comme dans tout autre communauté, ce pays est en quête de ses propres identités et équilibres politiques et religieux, recherche qui se traduit par un certain nombre de lignes de forces et de soubresauts que l’Europe, dans un passé bien peu lointain, a connu elle aussi.
Enfin, et ce dernier point est d’importance, cette publication refuse de se placer dans un anti-colonialisme de mode, aussi louable soit-il. En observatrice avertie, Afrique et Histoire commente à quatre voix (J.-P. Chrétien, J. Frémigacci, J. Gahama, S. Thénault) et dans ses dernières pages, les ouvrages qui lui semblent incomplets ou partiaux en leur approche du phénomène (en l’occurrence, Le livre noir du colonialisme). Ce faisant, la revue refuse ce que J.-P. Chrétien définie comme un processus de « déresponsabilisation totale » des acteurs africains en leur pays.
S’en suivent lectures et comptes-rendus d’usage.
Superbement maquettée, dotée d’un comité de rédaction international, Afrique & histoire affirme donc ses ambitions à une vision différente de l’Afrique. À la croisée des champs historiographiques, cette volonté devrait, sans nul doute, lui assurer une place de choix parmi ses homologues.


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