Cahiers Maurice Blanchot

par Jérôme Duwa
2012, in La Revue des revues no 47

Dans le documentaire que Hugo Santiago et Christophe Bident ont écrit sur Blanchot pour la collection Un siècle d’écrivains (1998)*, Jacques Derrida suggère à un moment de son intervention que le temps est venu de faire sortir l’œuvre de l’auteur de L’Espace littéraire de la clandestinité dans laquelle elle s’est longtemps tenue, avec la complicité du principal intéressé. Gageons que cette revue d’amis de Maurice Blanchot, qui a vu le jour en 2011, sera une des formes possibles de cette sortie de l’effacement, et qu’elle va devenir un des lieux désormais incontournables pour poursuivre les débats et les questionnements dont Blanchot continue à être le centre, à la faveur de publications d’inédits ou de nouvelles recherches.
En couverture de la revue, un dessin de Paul Klee montre un personnage aux traits schématiques s’élançant, d’une large enjambée, pour échapper au cadre rectangulaire dans lequel il semble refuser à être tenu enfermé. Un sujet en fuite : c’est là un portrait ressemblant de Maurice Blanchot qui, dans son œuvre, comme dans ses engagements, n’est jamais totalement réductible aux cadres préétablis dans lesquels on serait tenté de le maintenir.
Les trois membres du comité de rédaction entendent bien faire jouer dans l’œuvre de Blanchot ce qui « dérange » le plus : son écriture dans ses différents registres et les questions qui, à travers elle, veillent toujours dans notre actualité politique et esthétique. Ils ont ainsi intitulé leur éditorial « Vers Blanchot », tant il est vrai que sa lecture laisse souvent le sentiment d’avoir pressenti un point de la pensée si élevé, qu’il demeure encore du chemin à parcourir pour l’atteindre tout à fait.
Ce n’est pas un hasard si la revue s’ouvre sur une série de cartes postales que Jacques Derrida adressa à Blanchot où le paysage n’est que corniche, nid d’aigle, côte déchiquetée et ruelle escarpée. On le reconnaît : c’est bien là le paysage spirituel qui semble en effet convenir à cette oeuvre. Mais ces six cartes postales où l’on voit aussi la Gradiva commentée par Freud, un monastère des Météores et la côte de Capri ne campent pas seulement le décor d’une pensée abrupte, faite de mystères et d’analyses en à-pic ; elles sont les traces d’une amitié, cette forme du rapport à l’autre dont on sait qu’elle a été essentielle pour Blanchot, y compris dans la distance de la solitude. Cette revue préserve et prolonge en somme l’originalité de la pensée de Blanchot toujours pour l’amitié.
Le lecteur de ce premier Cahier Maurice Blanchot découvre des textes écrits dans la proximité de Blanchot, ceux de Didier Cahen, celui de Michel Deguy interrogeant ce qu’il voudrait pouvoir nommer « l’écrituration » ou de Daniel Dobbels. Jérémie Majorel propose une approche du thème de la vitre dans L’Arrêt de mort. Le Blanchot des années du retour à la politique en 1958 est présent grâce à Yuji Nishiyama qui analyse ce qui fait de De Gaulle « l’ennemi absolu de la littérature ».
Mais le cœur de la revue est consacré à la publication des Chroniques littéraires du Journal des débats, 1941-1944 éditées en 2007 par Christophe Bident et dont une partie seulement était connue à travers la sélection d’articles composant Faux pas (1943). On se souvient que Dionys Mascolo, l’un de ses amis, s’était alors chargé de réunir ces textes sur la demande de Gaston Gallimard. Cependant, à cette date, Blanchot n’est pas seulement investi d’une parole détachée de critique littéraire. En mai 1940, il a déjà remis la première version de Thomas l’obscur à Gallimard. Sa parole n’est pas non plus vierge d’engagements extra-littéraires : comme le rappelle Leslie Hill, il a été, dans les années 30, journaliste dans des publications d’extrême droite antidémocratiques, mais aussi anti-hitlériennes, comme Le Rempart, Le Journal des débats ou encore Aux écoutes.
Gisèle Berkman montre dans quelle mesure les chroniques littéraires du Journal des débats constituent le laboratoire de l’élaboration d’une poétique de la pensée où Blanchot construit l’exigence critique à un niveau proche de celui des Romantiques allemands : « Qu’est-ce qu’un critique ? demande Blanchot. Un poète, mais qui s’approche de la poésie par le non-être, en ce sens qu’il ne se veut pas être poète, un romancier qui participe au secret de la création romanesque et qui pourtant dit non au roman (…) Le critique habituel est un souverain qui échappe à l’immolation, prétend exercer l’autorité sans l’empire et se veut maître d’un royaume dont il dispose sans risque. Aussi n’y a-t-il guère de souverain plus misérable et, pour n’avoir pas refusé d’être quelque chose, plus près de n’être rien. »
On ne peut dissimuler à la première lecture de ces lignes ce que cette définition peut avoir de tétanisant pour le critique. Il faut ensuite, comme le souligne précisément Michael Holland, mesurer quelle a pu être l’importance de la rencontre de Bataille dans ces années d’Occupation, pour saisir à leur juste hauteur cette pensée de l’immolation et de la perte, cette attraction pour le non-être ou le rien. Mais comme nous l’explique aussi Jean-Luc Nancy, on aurait tort de confondre la réflexion de Blanchot sur ce rien avec une posture nihiliste, qui demeure une manière de se reposer sur un acquis de la pensée. Le motif du neutre, c’est la persistante inquiétude d’écrire sans savoir vers quoi l’on tend : une errance, mais qui ne cherche rien de localisable. C’est pourquoi le « mourir » (Blanchot) n’est pas réductible à la « mort » (Bataille).
La pensée de Blanchot sort du nihilisme à partir de l’expérience d’un monde en ruines pour se hausser vers la poésie censée permettre la sortie du désastre, grâce à l’épreuve de l’abîme : « au-delà des ruines (…) vers un pays plus étrange, plus bouleversant, vers quelque chose qui est comme rien et dont seule nous rende compte une sorte de rêve sans image. »
Ce pays inimaginable demeure-t-il fascinant aujourd’hui ? Certainement, même s’il n’est pas le seul espace possible de la littérature.

La Revue des revues no 47


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