Capricci

Actualités critiques

par Charlotte Garson
2011, in La Revue des revues n° 46

Capricci est légion : de la production de films (d’Albert Serra, Jean-Louis Hue, Joana Preiss) à leur distribution en salle ou en DVD (Pedro Costa, Pierre Creton, bientôt Jerzy Skolimowski), en passant par des ouvrages sur le cinéma (Jean Narboni sur Le Dictateur de Chaplin, Emmanuel Burdeau s’entretenant avec le pape de la comédie américaine actuelle Judd Apatow, un livre historique illustré sur la série documentaire Cinéastes de notre temps), cette petite société créée en 1999 est en passe de se transformer en studio de cinéma miniature, comme à l’époque des majors hollywoodiennes avant la loi anti-trust. Le premier numéro de la revue n’a ni chiffre ni périodicité, mais la mention de l’année 2011 dans son titre signale qu’elle tient de l’almanach et du programme. Simple déclinaison de marque, catalogue de saison à la manière des maisons de mode et autres concept stores ? En tout cas, la revue vient parachever une intégration verticale d’un nouveau genre, une intégration qui utiliserait sa verticalité pour faire remonter les bonnes idées. Illustration : la version 2.0 du courrier des lecteurs que constitue, en fin de volume, la reproduction de réponses « d’amis » Facebook à Capricci (Quels sont les réalisateurs qui divisent ? Quels livres de cinéma manquent aujourd’hui ?). Les réponses sont un vivier pour de nouveaux livres à traduire, à écrire, d’anciens ou futurs films à sortir ou ressortir.
Infusé de ces suggestions directes du consommateur au producteur, le sommaire de Capricci 2011 a l’aspect d’un copieux panier AMAP (panier composé par un exploitant de l’agriculture biologique pour un consommateur qui le laisse libre de le remplir selon les aléas de ses récoltes). De quoi subsister une année sur ses réserves intellectuelles : sept dossiers de plusieurs textes, six articles indépendants et cinq projets de films en chantier offrent un panorama de tous les fers au feu. Pourquoi un tel effet de réseau entre les différentes extrémités de la chaîne cinématographique ? Que les magnats hollywoodiens aient tenu à ce monopole du studio à la salle, on le comprend par un calcul économique, mais la radicalité artistique des choix de Capricci exclut une telle visée… Le directeur de Capricci Thierry Lounas, explicite cette activité en salves dans un entretien stratégiquement placé vers la fin plutôt qu’au début comme un éditorial : « Produire, distribuer et éditer sont aujourd’hui les manifestations d’un même geste critique qui tient que la critique n’est pas simplement un commentaire mais également un engagement et un programme d’actions ». Que sont les revues de cinéma, aujourd’hui, si elles ne prennent pas la forme d’un festival ou d’un ciné-club ? Même couché sur papier, le périodique remplit exactement les mêmes buts que ces manifestations : « Saluer et accompagner une ancienne génération de cinéastes ou de critiques, tout comme cette même génération le fit dans les années 1950 et 1960 avec ses propres aînés ». Ainsi le beau texte de Jean Narboni sur En présence d’un clown d’Ingmar Bergman coïncide-t-il avec la sortie de ce film de 1997 inédit en salles jusqu’alors. Lounas, comme Emmanuel Burdeau (auteur d’un texte définitif sur Jean Eustache dans cette revue), a été critique aux Cahiers du cinéma. Ils prolongent avec cet objet périodique non identifié le projet de la revue sexagénaire, qui, de Truffaut–Godard à Cédric Anger ou Olivier Assayas, a compté bien des plumes devenues caméras.
Mais l’intérêt, c’est que l’ondoiement entre le cinéma et sa part réflexive est ici décalé et complexifié par rapport au passage fréquent de l’écriture à la réalisation de maint cinéaste (qui a hélas contribué à faire considérer le domaine critique comme un simple terrain d’essai). Plutôt que de décalage, on peut même parler d’inversion, tant la richesse des textes ici réunis – par exemple ceux qui concernent la série télévisée de David Simon The Wire / Sur écoute – tient moins lieu d’appétissante mise en bouche que de plat de résistance. Le texte comme point de départ mais aussi point d’arrivée du film. On part de la critique et on en revient, tel Luc Moullet en Ulysse critique : jadis aux Cahiers, il est devenu cinéaste ; Capricci lui a commandé un texte sur son « Tour du monde en quatre-vingts débats », le carnet de voyage d’un cinéaste sollicité pour présenter son dernier film dans les salles de France, de Corée, du Mexique. Comme il l’écrit, ses interventions lui ont pris le temps qu’il aurait pu consacrer à d’autres projets de films – en France, la réflexion sur le cinéma fait fermement concurrence à sa seule projection.
Or la revue Capricci 2011 raffermit encore cette concurrence : le lecteur qui n’a pas vu les cinq saisons de The Wire se précipitera peut-être, une fois la revue refermée, sur leur édition DVD (pour une fois édité ailleurs que chez Capricci !). Mais ce n’est pas certain. Les analyses et entretiens qui y ont trait lui permettent en fait de se forger une idée précise et nuancée de cette série « anti-télé », chronique d’enquêtes policières dans les quartiers pauvres de Baltimore mais aussi épopée du « différend entre les langues indexant / soutenant la différence entre les classes [aux États-Unis] » (Jean-Pierre Gorin). Car le bien-décrire, vertu de la critique trop souvent oubliée au profit de sa visée d’évaluation, menace toujours d’engloutir son objet sous l’intelligence qu’il en offre. Après lecture du texte d’Emmanuel Burdeau sur Jean Eustache, on se dit que dans Le Cochon, qu’Eustache tourna avec Jean-Michel Barjol, le dépeçage traditionnel de l’animal métaphorise (aussi) le processus de soustraction / restitution de l’objet film qu’opère la critique de cinéma. Celle-ci se love avec délices dans le creux laissé par le film désormais fini dans la rétine et dans l’oreille du lecteur… Il doit y avoir, comme chez Eustache, un lien entre le pur enregistrement de la réalité et ce qu’il a bizarrement appelé « l’âme » (sous-titre du Cochon) – « quelque chose qui unit les deux rives » (Burdeau). C’est dans ce quelque chose, ce mince mais fluide traghetto que s’inscrit le travail de Capricci 2011, revue–cochon s’il en fût.


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