CentQuatRevue

par Jérôme Duwa
2009, in La Revue des revues n° 43

Au milieu du volume blanc luxueusement sobre, l’élégante composition typographique bicolore indique : « 104 / CENT / QUATRE / VUE ». Passé le moment de séduction et de perplexité, la lecture du mode d’emploi figurant dans les premières pages de la revue nous fait comprendre ce qui est intriqué dans ce titre.
Nous n’avons pas affaire, absolument parlant, à une nouvelle revue. Comprendra-t-on la couverture de ce bel objet éditorial, si l’on précise qu’il s’agit d’une revue re-vue ? Trêve de tautologie, expliquons ! CentQuatRevue est la version papier d’une publication électronique née en même temps que l’établissement artistique de la ville de Paris ouvert depuis octobre 2008. Jadis abritant le service municipal des pompes funèbres (SMPF), le 104 se veut fidèle à son architecture qui est celle d’un lieu de passage (bonjour monsieur Benjamin !), mais plutôt que de prendre soin des morts dont le séjour est ailleurs, on préfère maintenant se soucier des vivants et surtout de ceux qui sont en train de créer et sont invités à le faire dans la vingtaine d’ateliers abrités sous la grande verrière du bâtiment.
Ce lieu en mouvement est justement le point de départ du questionnement de la revue : à quelles formes de pensée peut donner naissance un espace cherchant le plus possible à se réinventer constamment ? D’où le titre un peu abstrus de « Spatialité effective » donné à cette livraison qui entend explorer ce principe d’espaces (une bibliothèque, une ville, un studio de cinéma, la toile…) produisant des effets de sens.
Pour ce numéro imprimé de CentQuatRevue, deux rédacteurs en chef ont été invités à choisir des textes de la revue virtuelle et à en préparer le montage selon le principe warburgien du « bon voisinage ». On comprend dès lors que des cinéastes soucieux de réfléchir au sens de leur pratique dans un monde de la marchandisation généralisée comme Nicolas Klotz et Élisabeth Perceval, réalisateurs entre autres de La Question humaine (2007), aient été tout désignés pour une telle entreprise croisant de multiples préoccupations tout à la fois artistiques et politiques.
Il faut le dire directement : on a assez rarement, en lisant une revue, le sentiment qu’elle est à ce point tenue par ceux qui en ont tramé les contours. Tout se répond, les échos sont multiples entre les 4 « corps » de chapitre parcourus par ce numéro : « L’espace d’AbyWarburg », « Cités interdites », « Post-documentaire », « Spatialité effective ». Il y a fort à parier en outre que pour celui qui fréquente régulièrement le 104 comme lieu de création vivante, ces échos soient encore plus réverbérants.
Le premier axe de réflexion du numéro entièrement consacré à Aby Warburg (1866-1929) est le plus passionnant : il donne tout son sens à l’ensemble. Pourquoi faire réapparaître le fantôme de l’historien d’art de Hambourg qui a tout autant sillonné les territoires familiers de l’art italien que ceux beaucoup plus inattendus des Indiens Hopis, sans parler de son incursion au coeur de son propre délire psychotique, écho au malaise de la civilisation occidentale meurtrie par la Première Guerre mondiale ?
On n’en a pas fini de rêver à l’étonnante « collection de problèmes », pour reprendre une formule d’Ernst Cassirer, que Warburg a mise en système ouvert et effectivement spatialisée par sa bibliothèque dont il confie le développement à Fritz Saxl et Gertrud Bing. Gageons que toute personne sincèrement concernée par les problèmes de la culture ne peut que désirer mieux connaître ce vaste chantier du savoir impossible à terminer, cette bibliothèque en mouvement, inouïe par son mode de classement et par son climat intellectuel peu soucieux des divisions disciplinaires académiques. La lecture des extraits inédits en français du Journal à trois voix (Warburg-Bing-Saxl) de la « Bibliothèque des sciences de la culture », grâce à la traduction et aux explications lumineuses de Laure Cahen-Maurel, satisfait en partie notre curiosité. Mais dès 1933 – il fallait s’attendre à ce que ce fantasme soit rapidement menacé – 60 000 livres et 20 000 photographies sont expédiés en toute hâte à Londres pour ainsi former le futur Institut Warburg, qui n’exerce plus le même attrait.
Si l’espace de la K.W.B. (Kulturwissenschaftliche Bibliothek Warburg) de Hambourg, située en 1926 au 116 Heilwigstrasse, est resté mythique, c’est surtout en raison de sa salle de lecture présentant à partir de 1928 l’Atlas Mnemosyne. Gigantesque montage d’images empruntées à des époques différentes, chacune de ces compositions où avoisinaient des reproductions d’oeuvres sur de grands panneaux noirs révélaient la « survivance » de formes à travers les époques et les cultures. Didi-Huberman y voit une « véritable sismographie du temps » enregistrant les spasmes de l’histoire. On comprend qu’un tel projet puisse continuer à être désirable pour un lieu artistique et culturel, même si les exigences d’une structure institutionnelle monumentale comme le 104 sont toutefois assez éloignées des ambitions de Warburg et de ses collaborateurs mettant à la disposition de lecteurs érudits quelques places d’un lieu mi-public mi-privé, essentiellement composé de livres…
Puisque Warburg traquait les survivances jusqu’à son propre temps, le meilleur moyen de lui demeurer fidèle consiste à repérer les formes de perpétuation de son projet ici et maintenant. Parmi les différentes déclinaisons warburgiennes mises en scène par Klotz et Perceval, on signalera particulièrement la terrible suite photographique de Michael Ackerman et aussi la fine analyse cinématographique de Giuliana Bruno sur la Carte du Tendre et ses remises en circulation. L’omniprésence des deux rédacteurs en chef qui s’insinuent par empathie dans presque tous les articles par des « effractions marginales » ou des « échos sensibles » et qui livrent en outre leur réflexion sur le cinéma tel qu’ils voudraient contribuer à le faire exister en lui rendant une part de danger, fait de cette revue un objet complexe, mais d’une richesse peu commune.


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