Crises

par Nicolas Roussellier
1994, in La Revue des revues no 18

Faut-il faire flèche de tout bois pour lancer le premier numéro d’une nouvelle revue et préférer l’assemblage hétéroclite d’articles à une cohérence plus sèche qu’inspirerait une ligne ou une idée force ? C’est bien la question que l’on se pose lorsque l’on referme la lecture de cette première grosse livraison que dirige Yves Roucaute. D’abord la structure éditoriale présentée en deuxième page de couverture : trois « comités » (de « rédaction », de « direction » et « scientifique ») pour un total de quarante-cinq noms ainsi convoqués pour la beauté de la liste et de la vitrine : on voit tout de suite qu’on a plus à faire à une revue-forum qu’à une revue de groupe. Voyons aussi le choix de ce premier sommaire et le thème retenu : « La société malade du moralisme. » Un bien beau thème ou plutôt une bien belle cible que l’on sent à portée de flèche : critiquer les effets pervers de la Morale des temps actuels, celle qui a la toute puissance, celle qui tient lieu de politique, celle qui émeut mais n’engage plus, celle qui rend des droits et des normes mais ne pense plus la Loi, bref ce moralisme qui est partout. Qui ne souscrirait, au moins à titre de coups de gueule, à ces attaques souvent bien enlevées et bien senties contre le « droitdelhommisme », l’humanitarisme et le « political correctness » ? La cible cependant n’est-elle pas trop belle ? Tout dépend de l’art et de la manière.
Or, ce premier numéro de Crises en reste à l’étape des épigrammes et de textes de circonstance. Une fois passé le plaisir de la dénonciation, on reste sur sa faim. On juge ici l’effet d’ensemble et il faudrait bien sûr nuancer selon les articles individuels. Mais que diable viennent faire ensemble l’évocation du moralisme sécrété par les excès de l’État-prévoyance (la législation contre le tabagisme), le folklore du political correctness venu de certains milieux intellectuels américains, la dénonciation de l’écologisme béat (sauver l’environnement en oubliant les Inuits), la critique de l’humanitarisme d’ingérence (Somalie, Yougoslavie) et la question de la croisade contre la « corruption » et le rôle des « petits juges » ? On comprend la nécessité – celle-là même qui fonde la nécessité de ce type de revue – d’intervenir selon des traverses qui puissent mettre en écho l’évolution des symptômes du quotidien, les crises du social et du politique ou l’avenir des relations internationales ; ici la tendance au retour à l’ordre moral. Mais, en ce cas, on souhaiterait que les articles soient eux-mêmes transversaux et non pas enfermés dans leur spécialité, qu’ils puissent proposer des ordres d’urgence entre les différents maux dénoncés et faire la part entre l’anodin et le grave (surtout pour un numéro qui se termine par la publication du programme du FIS accompagné d’un entretien avec Rachid Mimouni). Rien de plus alléchant et de finalement décevant qu’un assemblage alterné de textes (trop nombreux, trop courts) de psychanalystes, de juristes, de journalistes, de philosophes. On croirait lire, mises bout à bout, les pages « Idées » du Monde ou les pages « Rebonds » de Libération. Et le texte général d’introduction donné par le directeur de la revue, Yves Roucaute, n’échappe pas à cette impression : il passe d’une dénonciation du « nouvel État totalitaire » qui se prépare dans nos sociétés démocratiques malades du trop-plein de règlements et de bureaucratie à l’invocation finale d’une tradition républicaine, fier éloge de la prééminence de la politique sur le moralisme, mais que l’auteur est bien en peine de préciser ou d’actualiser. A l’image des moralistes dénoncés, nos pourfendeurs voient l’objet de leur colère partout et s’en contentent. Et la morale de l’histoire dans tout ça ?


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