Échappées

Revue annuelle d’art et de design Recherches de l’École supérieure d’art des Pyrénées, Pau /Tarbes

par Jérôme Duwa
2014, in La Revue des revues no 51

On aurait presque parié que les écoles d’art et de design seraient plutôt tentées par la dématérialisation et joueraient davantage la carte des revues électroniques. Erreur grossière ! L’afflux d’informations sur le net dans ces domaines spécialisés conduit à tirer une conséquence tactique. Pour rendre visible un travail original, le print (comme on dit dans ces milieux) n’a rien perdu de son charme. C’est pourquoi l’on voit fleurir ces derniers temps les revues d’écoles supérieures d’art et de design.

Il convient de préciser que l’objet revue remplit, en l’occurrence, certaines fonctions particulières, lorsqu’elle est élaborée dans un temps dédié avant tout à la formation de jeunes artistes ou designers. Elle répond autant au désir de mettre en circulation des recherches d’ordre théorique qu’à l’ambition de publier des travaux d’élèves : les jeux de l’amour et du hasard appliqués aux catégories indépassables de la théorie et de la pratique.

Pédagogie et recherche sont les deux exigences affirmées en édito par les deux créatrices et responsables de la rédaction d’Échappées, Corinne Melin et Chrystelle Desbordes. L’articulation théorie/pratique doit aussi devenir l’obsession des étudiants apprentis artistes ou designers. Le résultat est tout à fait convaincant.

Compte tenu de ces conditions de réalisation, la revue devient également par la force des choses un objet de promotion d’une école, de ses étudiants les plus brillants et de ses enseignants. Ces derniers ont dû certainement faire preuve d’une belle détermination pour aboutir à un tel résultat né de l’association de deux écoles supérieures d’art (ESA) de la région Pyrénées, divisées en deux sites complémentaires à Pau et à Tarbes. La maquette, d’une conception graphique sophistiquée et efficace, a été mise au point par une étudiante de Pau. Elle est conçue sur le principe de la division : pas de jaloux, chaque école se voit affectée la moitié du numéro, afin de développer son propos en toute égalité avec l’autre site pyrénéen. À mi-parcours, le lecteur retourne la revue pour passer à un autre questionnement. Deux versants sont au sommaire, correspondant chacun à un séminaire : « L’invisible est réel » pour Tarbes et « Les pensées du design » pour Pau.

L’invisible est ce qui tend à devenir visible, pourrait-on hasarder, un peu comme André Breton a dit de l’imagination qu’elle aspire à devenir le réel. La question de l’invisible se formule ici à partir de présupposés théoriques empruntés tant à Merleau-Ponty qu’à Didi-Huberman ou Arasse. Quant aux fantômes de Warburg, ils n’en finissent pas de nous hanter. On retiendra, particulièrement dans cette section, la stimulante approche proposée par Dominique Allios qui souligne l’intérêt synchrone, à partir des années 60, des archéologues et des artistes italiens de l’Arte Povera pour le rebut et les matériaux humbles. L’archéologue ou le tracéologue, comme l’artiste, s’emparent des vestiges modestes du passé pour donner sens, à partir d’eux, à l’invisible. Les recherches plastiques des étudiants se sont donc orientées sur cet apparent paradoxe d’un invisible accompagnant le visible comme son ombre.

Dans la partie consacrée aux Pensées du design, Bruce Bégout réfléchit à ce que signifie véritablement une authentique philosophie du quotidien, sensible à son arrière-plan d’inquiétante étrangeté et réclamant « autre chose que la chronique mielleuse des choses ordinaires que l’on bourre de citations d’auteurs classiques comme une dinde de Noël pour se donner le bon goût de penser. » Deux sociologues, Jérôme Denis et David Pontille, proches complices de Philippe Artières dans le travail d’enquête du site www.scriptopolis.fr, s’interrogent sur l’espace public comme lieu de l’écrit élargi. Ils prennent aussi en considération la masse réputée insignifiante de la « paperasserie » pour restituer la complexe « fabrique scripturale du monde ». Enfin, l’usager de l’objet est désormais placé au cœur de l’interrogation du designer et Échappées l’intègre à son désir de fonder ce que serait une pensée du design, en sollicitant une sociologue des usages et Tim Brown, le co-auteur de Design thinking, qui revisite la relation entre le concepteur et l’usager.

Dans la revue, la couleur orange ou bleue est réservée aux pages dédiées aux travaux des étudiants. Même si la place du discours est prédominante à travers les articles d’intervenants de divers disciplines invités par les deux écoles, les réalisations des étudiants n’ont pas un statut secondaire et constituent peut-être aussi les véritables moments d’échappées, lorsque s’ouvre l’horizon des sens multiples.


Partager cet article