Édito : Portraits de revue avec groupe

par la rédaction
2006, in La Revue des revues n° 39

Il est tentant à l’occasion d’un anniversaire de pratiquer l’autocélébration : il est vrai qu’Ent’revues, se retournant sur ses traces, n’aurait guère à rougir de son histoire et pourrait à bon droit souligner le caractère unique de son programme et de ses réalisations : dans quel autre pays existe-t-il une revue qui embrasse l’histoire et l’actualité des revues, les portant comme objets spécifiques et légitimes de réflexion et d’études ? Où un salon de la revue a-t-il su s’inventer, durablement s’implanter, et s’imposer enfin comme un rendez-vous couru et reconnu ? Et le site internet d’Ent’revues avec son annuaire toujours actualisé de près de 2 300 revues culturelles a-t-il ailleurs son équivalent ? Nulle part à notre connaissance. Une réflexion (Villeurbanne…), riche d’une intuition (la nécessité d’un outil au service des revues : ce sera Ent’revues), transformée par la volonté politique de Jean Gattégno, directeur du Livre et de la lecture, portée par un militantisme (une équipe minuscule mais un réseau d’amitiés fécondes) et le soutien indéfectible du CNL, rejoint au fil des ans par quelques autres alliés substantiels, ont su donner corps à cette utopie.
Plutôt que s’abîmer dans un miroir flatteur, nous avons choisi, pour nos
20 ans, de faire table ouverte ou plutôt pages offertes à d’autres revues : après tout n’est-il légitime d’accueillir quelques-unes de celles qui donnent sens à nos actions et raison à nos convictions ? Nos hôtes sont, elles aussi pour la plupart, en période de fête qu’elles célèbrent leur 150 ans ou la naissance de leur premier numéro. Même si « parler d’une passion n’est pas chose facile » (Christiane Tricoit, Passage d’encres), nous avons souhaité recueillir leurs expériences, entendre leurs voix, pénétrer dans cette intimité qui lie la revue à ceux ou celles qui les animent. Voici donc une livraison bien différente de nos précédentes dédiées pour l’essentiel à de savantes études : la science ici est celle d’un artisanat, la recherche, celle qui consiste à faire vivre un projet singulier que personne n’attend et qui sera reconnu par quelques-uns – jamais assez nombreux cependant. Et c’est un premier pari sur le temps…
Au-delà des déclarations d’intention, des élans programmatiques, faire une revue, dans une économie souvent menacée de déroute, c’est encore engager deux autres paris sur le temps : vers l’avant car la revue tente d’anticiper sur les questions du monde ou de cueillir à leur naissance les écritures et œuvres nouvelles, dans l’après-coup (on lui en fait parfois l’injuste grief) quand elle dénoue l’événement, prend du champ, prend son temps pour le dire autrement. Et il y a peut-être ici un quatrième usage du temps : constituer à l’infini ce « dépôt de savoir et technique », pour reprendre un titre de Denis Roche, qui deviendra archives quand elles seront ces mortes précieuses et éloquentes dans les mémoires de nos bibliothèques.
Dans ce délai, ces « jeux » avec le temps, la revue est un exercice de liberté comme il en existe peu. Liberté qui peut conduire au décès brutal ou prématuré, au renoncement, à l’usure, ou au contraire à se muer en vies multiples et – pourquoi pas ? – à se rêver magazine ou s’épanouir en maison d’édition. Liberté sous toutes ses formes : dès le choix d’un titre extravagant, d’un format improbable, dans le choix du mélange des genres, des disciplines, des langues – au risque d’être « innommable » –, ou en ne tranchant pas ce choix si actuel, si pressant – vraiment ? – entre sa forme imprimée et un destin informatique. Liberté irritante parfois pour ceux qui voudraient faire de ces « mauvais sujets » de « bons objets » de consommation courante et de commerce aisé. Liberté qui, pour ses premiers pas, n’est pas ruineuse sinon en travail qu’on ne compte pas et qui, du coup, permet de faire bruisser, en toujours plus grand nombre, ces « conversations de papier et d’images » (Quoi ?) dans les bureaux de financeurs que ce flot désempare souvent. À un bouquet de jeunes revues, nous avons posé cette question impertinente : « Pourquoi une revue de plus ? », elles ont répondu sans ciller, affirmant leur singularité et donc leur pertinence.
Une revue, c’est aussi une boutique obscure : entre ce qu’elle propose aux rayons soigneusement rangés de ses sommaires, dressés par les choix affichés des « tenanciers », et ce qu’elle remise dans son arrière boutique (le désordre des refus, des crises, des déceptions, du travail, évoqués ici par Philippe Choulet ou Monique Pourkat de L’Animal) les chiffres de sa fabrication restent masqués. Obscure et, on l’a déjà dit plus haut, intime : ce que les revues doivent à l’amitié, aux aléas de la vie, à une nécessité intérieure, à l’ambition, à l’envie de reconnaissance ne se dévoile pas aisément. Nombre d’historiens l’ont souvent tenté et réussi dans nos pages et ailleurs. La voie choisie ici est différente : les textes recueillis veulent faire partager une ardeur et une ferveur – où se liront aussi les nôtres.
Dans la communauté éphémère de ce numéro, il serait abusif de tirer des fils rouges : peut-on faire voisiner figures plus dissemblables que la vénérable Études dans son rôle précieux d’éclaireuse et de vigie et l’insolent Canard en plastic qui, au fil de sa « navigation libre » propose « un espace de création sauce coin coin » ? Un océan de papier sépare les 13 467 pages de la REMI qui en ont fait une revue universitaire reconnue et une Barque encore frêle qui emmène à son bord des passagers inconnus ou oubliés. Dans la mise en page (une luxueuse mise en scène) de J’aime beaucoup ce que vous faites, on pourrait aménager aisément trois « repaires de transfuges » au format poche de La Passe – au nom emblématique. Sonnent aux extrêmes le beau texte de William Schuman (L’Animal), comme désengagé, grevé par la disparition et l’ardeur toute militante de Nicolas Roméas (Cassandre) qui martèle « Tenir », « Tenir au papier ». Au-delà de leurs dissonances, c’est bien là le mot d’ordre commun à toutes ces aventures. Avec pour le décliner : l’exigence et l’obstination mises en exergue par Jacqueline Chénieux-Gendron (Pleine Marge) ; et pour l’inquiéter : le doute, la difficulté de produire encore et de savoir encore créer : « Je t’aime et je te hais », déclare Vincent Citot à son Philosophoire. Est-il pour autant prêt à abandonner cette « alchimie étrange », « une forme d’anomie fructueuse » (Marie Virolle, Algérie Littérature / Action) qui produit le petit miracle d’une livraison nouvelle, « témoin chaque fois de l’écart entre nos sommaires prévisionnels et le numéro effectivement publié, au terme de longs mois de travail « (Geste). Recommencer donc : « Tenir ».
À l’opposé, savoir s’éloigner sans pour autant abandonner : ce qu’a souhaité Jocelyn Maixent à qui quinze ans de Voix du regard ont procuré le « sentiment du devoir acompli » ; ou tout bonnement « interrompre la Java », comme le disent en chœur ses trois créateurs, avec la satisfaction d’avoir rempli son contrat.

Dans cette mosaïque de textes, on entendra trois voix amies, trois journalistes parmi les trop rares à savoir se perdre dans le foisonnement des revues. Pour les y retrouver. Trois compagnons : et ce n’est pas de trop car la belle liberté de la revue se monnaye souvent d’un sentiment de solitude (« ce silence médiatique qui sent souvent l’assassinat », Philippe Choulet, L’Animal) rendu moins cruel sous leur regard.
Et ce compagnonnage, c’est aussi la sève qui irrigue depuis 20 ans Ent’revues : dans l’attention à chaque revue pour ce qu’elle est, dans l’engagement pour une communauté fragile et mouvante, hétérogène et cependant unique.

Quelques semaines avant sa disparition, Pierre Vidal-Naquet avait accordé un entretien à notre collaborateur Anthony Dufraisse : nous publions, en ouverture de cette livraison, comme respectueux salut à l’historien et à l’intellectuel engagé, l’extrait dans lequel il s’affirme aussi et surtout « homme de revues ».


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