envers

Revue contemporaine d’arts politiques

par François Bordes
2015, in La Revue des revues no 53

Sur le front déconcertant des sciences humaines et des sciences politiques, il y a longtemps qu’on attendait l’arrivée d’une revue de cet acabit. Alors que d’autres misent sur l’interactivité, la pensée fun et le graphisme flashy, revoilà une revue sobre, une revue qui ne cède rien sur le texte. Primauté au discours, aux « productions croisées d’où naîtra le dialogue ». Champ libre aussi au risque, à l’interprétation, au parti-pris, là où une logique comptable et mortifère voudrait peser chaque mot à l’aune d’un hypothétique avancement dans une improbable carrière. Non. Ils contre pourrait-on dire en paraphrasant Michaux. Envers est une revue de recherche et d’expérimentation, une revue qui ose décaler, décentrer les choses, loin du ronron institutionnel et des foucades répétitives des revues dites « radicales ». Aussi la jeune équipe affiche-t-elle son désir de publier « des textes qui ne veulent pas dire mais qui, seulement, disent ». Les animateurs de la revue (Jean Daniélou, Cyprien Mycinski et François Ballaud) relèvent ainsi fièrement le gant de la critique. Il y a dans Envers quelque chose de Tiqqun et de Ligne de risque, un parfum, une ressemblance : haute exigence conceptuelle, multiplicité des références, originalité des approches. Reprenant l’expression d’arts politiques employée par Bruno Latour et puisant dans la pensée politique baroque, la petite troupe d’Envers propose de « détourner du circuit certains mots dont le sens s’engorge pour les ressaisir, les analyser, et en recréer l’usage ». Moderne, trop moderne ? Allons, le terrain est bon, le terrain est sûr, nous voilà bien sur les territoires de Gracian, de Pascal et du Cardinal de Retz. Ceux d’Envers savent leurs classiques, n’empoisonnent pas leur langue de sciure de bois ni de caoutchouc. En effet, ils disent et ils attaquent, bille en tête, de vrais sujets. De surcroît, les articles sont courts, bien enlevés, directs – bien que le second numéro ait pris un embonpoint un peu regrettable. C’était bien la force de revues comme Arguments ou l’Internationale situationniste d’être lisibles dans un temps raisonnable – et pas seulement « consultables ». Une revue de critique se doit d’être maniable ; comment porter l’estocade ou mener la charge sinon ? Le premier numéro d’Envers est, à ce titre, exemplaire.

Il pose une question cruciale de l’organisation sociale et politique, celle du chef. Existe-t-il meilleur point de vue pour interroger le fonctionnement de notre démocratie qui semble faire eau de toutes parts ? La lecture du dossier d’Envers propose des pistes stimulantes qui peuvent servir non seulement à colmater les brèches, mais, peut-être, à repenser à neuf « l’ordre démocratique ». Ouvert par une brève note de Jean-Philippe Domecq sur « l’acupuncture sociale », le numéro propose de réfléchir à la place du chef, à ses disparitions et à ses figures. Pour cela, alternent essais philosophiques, comme ceux de Henrik Dessaules ou Emmanuel Quinchez, textes littéraires, comme « L’île aux chefs » de Jean Daniélou, et entretiens. Ces derniers, menés tambour battant, sont particulièrement intéressants. Celui avec Jean-Claude Monod sur la place du chef dans la démocratie ou encore la discussion avec Pierre Lascoumes permettent de montrer toute la complexité de la question. La lecture de ce numéro édité avec élégance ouvre des perspectives de réflexion et aiguillonne véritablement la réflexion en procédant par une série de décalages et de mises en lumières très réussis.

« Post- », le thème du second numéro est un peu plus attendu que le précédent. L’interrogation sur l’usage du « post- » – post-moderne, post-féministe, post-colonial – peut paraître « rentrer dans les clous » d’un questionnement plus convenu sur les catégories de ce que d’autres appellent la modernité tardive. À l’ère du postmoderne, la modernité est devenue « un héritage encombrant, un modèle dont il faut se défier, le travail du post sera celui de la liquidation ». On lira donc avec intérêt l’entretien avec Gilles Lipovestky proclamant crânement que « la postmodernité, ça n’existe pas ». Ce second numéro alterne aussi essais philosophiques, textes littéraires et entretiens auxquels s’ajoutent cette fois-ci un cahier de photographies et de plus nombreuses illustrations.

Il se passait des choses du côté des revues aux éditions Tituli ; on le savait, on le pressentait. On s’attendait à une revue de poésie et voilà la surprise Envers : un appel d’air pour une nouvelle approche du politique.


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