Esprit en 1940 : des représentations du désastre

par Pierre Laborie
1997, in La Revue des revues n° 24

Le sens donné à la reparution d’Esprit sous Vichy alimente une polémique interminable. Là où les uns dénoncent des complaisances coupables et anciennes pour l’idéologie de la Révolution nationale, les autres ne veulent retenir que la lucidité précoce d’un esprit de résistance. L’accès aux Carnets d’Emmanuel Mounier dans leur intégralité, la redécouverte d’un texte méconnu publié en Suisse dans les Cahiers protestants et la possibilité de croiser leur lecture avec celle des numéros de la revue parus de novembre 1940 à août 1941 suggèrent un déplacement de perspective, à condition d’éviter les pièges de l’anachronisme mental et de démêler les subtilités du penser-double. Les représentations millénaristes de l’effondrement de la France au printemps 1940, l’enfermement dans une culture de la défaite qui amène à surdimensionner
l’immensité du désastre pour mieux comprendre les logiques qui ont conduit Mounier et ses amis à croire à l’efficacité d’une politique de présence à Vichy, à la proximité d’une révolution attendue, devenue enfin possible. La mésaventure d’Esprit tient d’abord à la façon dont ces hommes ont pensé la défaite, à l’usage qu’ils ont fait de leurs certitudes et de leurs fidélités au passé. Jusqu’à ce que l’histoire les rattrape, déchire leurs illusions, et se charge de rétablit l’ordre des priorités.

Esprit in 1940: representations of disaster
Esprit reappearance under the Vichy regime led to an interminable polemic. Whereas some commentators denounced its former guilty compliance with National revolution ideologies, others would only retain the premature lucidity of a spirit of resistance. Several factors contributed to a change in perspective ; these were access to the unexpurgated Emmanuel Mounier Notebooks, the rediscovery of a little known text published in the Cahiers protestants in Switzerland and finally being able to rend these together with the November 1940 – August 1941 issues of the journal, although one had to avoid the pitfalls of mental anachronism and unravel the subtileties of double-thinking. With their millenarism scenarios regarding France collapse in the spring of 1940 together with their retreat into a culture of defeat, Mounier and his friends came to exaggerate the disaster. This led them to believe in the usefulness of a French political presence at Vichy and then finally to the possibility of an expected revolution. Esprit‘s misfortune stems mainly from the way these men imagined defeat, used their convictions and
believed in the past. Until history caught up with them and re-established its priorities.


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