Esprit de Narvik

par Elvire Lilienfeld
2014, in La Revue des revues no 52

« Cap au Nord » ! C’est une invitation au voyage. Embarquement immédiat pour L’Esprit de Narvik : on traverse une banlieue (de Trondheim, mais cela aurait pu être ailleurs, ou dans les années 1980), puis première étape, le dossier « Le Nord comme exil et comme refuge ». On va faire une halte peut-être plus longue. J’avais bien sûr feuilleté la revue, dans un sens, dans l’autre, et attrapé ça et là une image, un mot ; une impression première se dégageait déjà, avec ce qui accroche l’œil : la mise en pages, la typographie, les marges, la titraille, des titres courants encadrés en bas à droite, bref toute la matérialité de la revue, et mon œil était satisfait. Mais une belle maquette, ça ne fait pas toute une revue.

Le dossier spécial donc. Le Nord qui accueille ceux que l’Histoire met hors de chez eux, sur les routes. Ceux qui sont contraints de partir, de fuir, parce que leur vie est en danger. Parce que la mort les attend s’ils restent. Les articles du dossier s’attachent au regard de l’accueilli, du déraciné : Ruth Maier, jeune juive viennoise, cherchant à échapper au nazisme, Paula Larrain qui fuit la dictature chilienne et Angélique Umugwaneza, qui avait treize ans au Rwanda en 1994. Toutes ont trouvé refuge en Nord (Norvège, Danemark), dans des conditions et des situations totalement différentes. Le point commun ? L’exil est souffrance et espoir, accueil et rejet, intégration et déception. Ces trois destins sont proposés au lecteur dans un ordre chronologique, et racontent une partie des horreurs du siècle passé – mais bien sûr, on les lit dans l’ordre que l’on veut, c’est une revue. Ruth Maier, morte en déportation à Auschwitz en 1942, a été éditée à titre posthume1 ; ses carnets font l’objet d’une conversation entre Monique Zerbib, psychologue et psychanalyste, et Olivier Prévôt, rédacteur de la revue. Avec son titre clin d’œil en forme d’hommage, « L’amie à qui nous n’aurons pas sauvé la vie » ouvre un dialogue autour d’une tragédie et réussit le tour de force de ne jamais être tragique lui-même. Je n’ai pas lu le journal de Ruth Maier*, mais j’ai l’impression que je la connais, elle, après la lecture absolument remarquable qu’en ont faite Monique Zerbib et Olivier Prévôt, toute en humanité et en délicatesse poignantes.

Les paroles sont multiples dans ce dossier : Zonan, étudiant qui a découvert le racisme norvégien par un article. Et ces Français, qui sont partis en Norvège et qui se racontent : leurs expériences, leurs réussites ou leurs échecs, leur installation définitive ou leur retour, leurs propos « lucides et plein d’humour », sincères, francs et pudiques à la fois. Racisme, travail, rapports humains, religion, cuisine… On aura compris que les pays du Nord sont accueillants mais qu’être accueilli n’est pas synonyme d’être accepté, que les mentalités sont sensiblement différentes, que la vie du déraciné si elle continue, doit être un re-commencement. Que de là-bas, ils parlent aussi d’ici. Et non, ce n’est pas le Café du Commerce, c’est juste.

C’est la grande réussite de cette revue : faire affleurer l’humanité des situations, avec une justesse empathique et un regard bienveillant mais non complaisant, tout en nuance et en finesse. Il s’agit de démonter des clichés, de confronter les stéréotypes à des réalités, ça ne se fait pas à la truelle ; L’Esprit de Narvik le fait avec un plaisir dans l’écriture – que je ressens comme lectrice, avec un humour qui pour une fois ne flirte pas avec l’ironie, et avec amitié – la récurrence du mot « ami » m’a d’ailleurs frappée, et à ce titre l’analyse de l’œuvre de Malaurie proposée dans Le Mystère Wullf est magistrale – faites comme moi, lisez-la. Et suivons le conseil donné : (re)lisons Jean Malaurie.

Avec L’Esprit de Narvik, on n’est pas dans un polar suédois – même si bien sûr, il y a un article sur le roman policier scandinave, dans lequel Thierry Maricourt remet le genre (et son succès) dans une perspective littéraire et politique plus large – mais on est assurément dans un monde de lecture et de lecteurs. Et d’explorateurs. De défricheurs. Alors, oui, avec eux, j’ai fait un beau voyage. Si loin, si proche ? « Cap au Nord » toute !

 

*  Son journal a été édité à Oslo aux Éditions Gyldendal en 2007, en France par K&B éditeurs en 2009.


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