EUtropia

revue italo-française/rivista franco-italiana

par Amaury Flégès
2002, in La Revue des revues no 31

Plus qu’une revue, un atelier. C’est ainsi qu’on pourrait définir EUtropia, revue bilingue italo-française publiée à l’initiative des services culturels de l’Ambassade de France à Rome. La couverture du premier numéro, un photogramme d’Elisabetta Benassi, constitue à elle seule tout un programme. On y voit deux personnages à moto : à l’avant, une jeune femme au teint pâle, aux cheveux dénoués, vêtue d’un jean et d’un blouson de cuir rouge. Derrière elle, un homme en noir, qui ressemble à s’y méprendre à Pasolini, lui indique d’un geste du bras un point situé hors-champ, vers lequel elle tourne légèrement la tête. Au premier plan, l’avant de la moto, surmonté de deux rétroviseurs étincelants. Au fond, un mur équipé de portes coulissantes, d’un vert intense, se détache sur le gris de l’asphalte, contrastant violemment avec le rouge du blouson de la fille.
Deux personnages, donc, saisis par l’objectif à l’instant même où quelque chose leur apparaît. L’autorité du geste, la sévérité du visage de l’homme, le contact étroit entre les corps, le mouvement des regards, l’impossibilité dans laquelle se trouve le spectateur de voir l’objet qui s’impose avec tant de force à l’attention des deux protagonistes, autant d’éléments qui confèrent à cette image une intensité particulière. Efficacité du dispositif, qui (se) joue du désir, le prend au piège de ce doigt pointé, de ces regards tournés vers un ailleurs. Banale et fascinante épiphanie. Leurre, où réside le secret de toute représentation. Et en même temps, partage. Affirmation d’une volonté commune, indication d’un sens. Invitation, pour le spectateur, à aller voir ce qui se passe là-bas, dans la direction qu’indique, à l’arrière de la moto, le sosie de Pasolini.
La poursuite et la saisie d’un sens, tel est bien l’objet d’EUtropia. Cette nouvelle revue consacrée aux relations culturelles entre la France et l’Italie offre une telle diversité d’approches et de points de vue qu’on pourrait craindre au premier abord que sa richesse même ne compromette la cohérence du projet. Il n’en est rien toutefois. Les très nombreux articles publiés dans chacun des deux numéros répondent en effet à une même intention, qui se dégage progressivement au cours de la lecture. L’absence d’« ordonnancement visible et repérable » renforce le sentiment de liberté sans nuire à la clarté de l’ensemble, au sein duquel se dessinent à tout moment les lignes de force d’une pensée rigoureuse. Le véritable enjeu de la revue est du reste clairement énoncé par Patrick Talbot en ouverture du numéro deux, consacré à la traduction. Partant du constat que la diversité culturelle se trouve vis-à-vis du couple mondialisation / médiatisation « dans un rapport de dépendance et de réciprocité évoquant celui qui régit la relation […] entre colonisation et ethnologie », il décrit « la vitalité et la diversité des cultures locales » comme autant « de reliefs, de buttes-témoin, de noyaux indurés qui freinent l’expansion linéaire et horizontale de ce couple conquérant. La traduction, autrement dit la possibilité pour chaque île de se faire connaître, estimer au-delà de ses frontières culturelles et géographiques, est une des conditions vitales […] de la résistance opposée par ces archipels ». Le projet d’EUtropia est bien en effet un projet politique, visant à mettre en relation les cultures et les pratiques les plus diverses, à rompre les cloisonnements disciplinaires ou institutionnels, à accueillir toutes les formes de résistance à l’emprise croissante du pouvoir médiatique et à la transformation du monde en marchandise. D’où une réflexion sur le sens et les conditions de production de l’œuvre d’art. Ainsi, pour Jean-Luc Nancy, « la pluralité des arts est un […] lieu effectif de mise en œuvre d’un monde […] dont l’unité tient dans une pluralité » ; et d’ajouter que « dans un sens pluriel, l’unité n’est pas finale : elle est dans la circulation et la distribution des renvois des uns aux autres » (« Parole retirée »). Or, c’est précisément ainsi que fonctionne la revue. Le même thème y est décliné à plusieurs reprises, « parfois serré de près, parfois plus diffus […], abordé par le biais du récit, du poème ou de l’échange intellectuel ». L’unité d’ensemble n’y est pas donnée d’avance, mais se dessine progressivement à la lecture des différents articles.
Parmi ces thèmes récurrents figurent ceux de la place de l’art dans la société et de la transmission du savoir. Il ne s’agit pas seulement de dénoncer « la transformation de la création littéraire en simple produit, accélérée par une extrême concentration des moyens éditoriaux et médiatiques », comme le font du reste avec force et conviction Joseph Mouton (« L’enseignement de l’art. Du bon usage des énigmes sous le capitalisme triomphant »), Bernard Simeone (« Écrire, traduire, en métamorphose ») ou Bernhard Rüdiger (« Il existe en Italie une vraie culture de résistance composée de quelques individus qui survivent isolés […]. Cette branche de la culture est pratiquement invisible aujourd’hui, car “illisible” par les canaux de diffusion, lesquels sont de plus en plus informés par le seul langage de la communication télévisuelle »), mais d’organiser la résistance en proposant des contre- modèles efficaces. On retiendra notamment celui de l’atelier, défini comme lieu de production et de transmission d’un savoir, d’un métier propre au philosophe ou à l’artiste. Il oppose au nivellement opéré par la culture de masse l’idée d’un travail collectif visant à produire patiemment du sens. Cette notion d’atelier est développée tour à tour par Philippe Lacoue-Labarthe (« Un’ impressione d’atelier »), Luciano Fabro (« I mestieri dell’artista »), Jean-Claude Zancarini, qui revient dans « Le métier de la traduction » sur le travail accompli au sein de l’Atelier de traduction du CERPPI, et Bernard Simeone (« traduire désapprend la possession, l’identification, l’idolâtrie […], réinvente la notion de transmission à travers la révélation d’un “atelier infini” où écrire, lire et traduire sont lieux et instruments »).
L’autre grand thème récurrent est celui du voyage et de la frontière. D’artisan, l’artiste ou l’écrivain devient alors passeur. On citera notamment les articles de Franco Cassano (« La superiorità del confine »), pour qui « l’expérience la plus haute n’est pas celle qui s’accomplit dans les centres, ni dans les lieux de l’identité […], mais celle qui advient sur la frontière, là où la rencontre avec l’autre devient possible sur un pied d’égalité », et qui en appelle à « des hommes doubles, accoutumés à se tenir sur la frontière, fidèles et infidèles en même temps, capables de s’exprimer dans la langue d’autrui, gardiens de l’idée d’une patrie plurielle, d’un “nous” peuplé de voix diverses », Jean-Charles Vegliante (« Traduire, une pratique-théorie en mouvement »), qui fait le point sur les progrès de la traductologie en tant que « discipline linguistique » et situe sa réflexion « sur le terrain limitrophe […] de la conscience bilingue », ou Hans-Ulrich Obrist (« Un incontro con Chen Zhen »), qui s’interroge sur la constitution du sujet à travers l’expérience du voyage et de la confrontation des cultures. Plusieurs articles et entretiens sont par ailleurs consacrés à des œuvres ou des pratiques artistiques se situant au carrefour de différentes disciplines. Hugues Dufourt, auteur d’une partition librement inspirée de La Tempête de Giorgione, livre ainsi son expérience d’une « musicalisation de la peinture » fondée sur l’analyse minutieuse du tableau, en particulier de sa technique picturale (« La Tempesta d’après Giorgione ») ; Lucio Lugnani s’intéresse aux relations entre le texte et la musique dans l’œuvre de Verdi, pour en conclure que « seul le mélodrame […] peut conférer aux personnages l’épaisseur et la complexité qui naissent de la superposition organique de plusieurs moyens de communication et de plusieurs langages » (« L’Opera e il tradurre in musica ») ; Giovanni Carreri met en lumière le « dialogue » entre le texte poétique de la Jérusalem délivrée du Tasse et les tableaux qui s’en sont inspirés (« Miroir de Vénus ») ; Yves Hersant analyse un portrait de Charles de Lorraine qui, basculant sur lui-même, fait apparaître dans un miroir celui de sa fille Christine, épouse du commanditaire, le grand-duc de Toscane Ferdinand Ier – la conversion de l’image célébrant à la fois le renversement d’alliance opéré par Ferdinand et la mort symbolique de Charles, conséquence de son échec politique (« Effets de miroir : la machine à convertir de Ludovico Buti ») ; Francesca Lattuada pose le problème de l’acclimatation / traduction d’un langage ou d’une tradition chorégraphiques, dénonçant au passage les contraintes institutionnelles, qui découragent l’interdisciplinarité, et les implications politiques de la spécialisation, qui interdit à « des univers distants les uns des autres [de] révéler une signification commune […] et d’entrer librement en contact » ; Antonio Tabucchi interroge enfin, dans un court récit autobiographique, la frontière indécise entre imaginaire et fantastique, réalité et fiction (« Labirintite »).
Ces deux motifs – la frontière et l’atelier – sont parmi les principaux fils conducteurs de la réflexion développée par les différents auteurs. Ils n’en épuisent pas pour autant le contenu, très riche et divers, de ces deux numéros consacrés respectivement à la trace – on lira notamment les très beaux articles de Judith Revel, « La chair des traces », et Stefano Chiodi, « Innombrables présents » – et à la traduction. Les concepteurs de la revue ont choisi, là encore, de multiplier et de croiser les points de vue les plus variés : théorique – Fabio Scotto fait le point sur les théories contemporaines de la traduction en France et en Italie, Jean-Charles Vegliante met en lumière l’importance de la traduction comme partie intégrante de l’analyse textuelle –, pratique – Jean-Claude Zancarini expose les principes méthodologiques ayant présidé aux traductions récentes de Machiavel et Guicciardini, Francesca Sanvitale et Gioia Costa livrent leur expérience de traductrices de Radiguet et de Valère Novarina –, philosophique – Bernard Simeone, disparu depuis, et auquel René de Cecatty rend un juste et bel hommage, s’interroge sur les enjeux de la traduction, qui « ne fait que renvoyer avec plus de force […] à la radicalité de l’écriture » –, historique – Gino Giometti propose, à partir d’un texte célèbre de Michel Foucault, une « Brève généalogie raisonnée du “littéral” » –, éditorial enfin, avec les articles de Bernard Simeone (« Italie, fin du voyage »), Mario Fusco (« Les rayons et les ombres »), Valerio Magrelli (« La collana trilingue ») et Stefano Rolando (« Traduzione. Ragioni per la politica »), consacrés respectivement aux traductions de l’italien en français (pour les deux premiers), à l’expérience, chez Einaudi, d’une collection trilingue et aux enjeux politiques de la traduction dans l’espace européen. Autant de contributions utiles et denses, auxquelles s’ajoutent, entre autres, des traductions de textes de Michel Houellebecq (Valerio Magrelli), Rimbaud (Franco Fortini), Flaubert (Giorgio Caproni) et Andrea Zanzotto (Adriana Pilia et Jacques Demarcq).
Il faut dire un mot, enfin, des nombreux projets d’artistes disséminés dans le corps de la revue. « Véritables “textes visuels” originaux […] représentatifs de la pluralité d’approches qui anime le champ artistique contemporain dans les deux pays », ils permettent de mesurer « les limites d’un sujet devenu instable, pluriel, fissuré – constellation de micro-individualités où instinct, désirs, raisonnement, manie s’entrelacent sans cesse » (Stefano Chiodi). Ils participent ainsi pleinement du projet d’ensemble et contribuent largement à sa réussite. Laboratoire d’idées, EUtropia compte moins par la qualité de tel ou tel auteur – il faudrait citer encore Yves Bonnefoy, Giorgio Agamben, Roger Laporte, Francesco Biamonti, Vincenzo Consolo, Nanni Balestrini ou Gianni d’Elia, qui signe, entre autres poèmes, un très beau texte à l’adresse d’Adriano Sofri – que par la cohérence d’un projet commun, qui dépasse de très loin le simple cadre de la relation franco-italienne. Elle apparaît à ce titre comme le lieu d’un travail à long terme – ce patient travail de construction du sens décrit par Yves Bonnefoy dans son éloge de la voûte, où « le mur qui s’élève pierre par pierre se fait comme conscient du voisinage d’un autre mur et se penche vers lui, risque son équilibre dans le vide qui les sépare, défie la gravitation, mais reçoit alors le secours de la partie opposée de l’édifice, qui semblablement s’est porté en avant, les deux murs ensemble faisant naître alors un espace, au sein duquel on peut vivre ».


Partager cet article