L’Étrangère

par Anne Malaprade
2003, in La Revue des revues n° 34

Le premier numéro de L’Étrangère, qui paraît trois fois par an, est né en 2002. Revue élégante et sobrement illustrée, pour chaque numéro, par une œuvre plastique reproduite sur la couverte avec, toujours, le même fond couleur bordeaux, son nom évoque à la fois l’ailleurs et la féminité, gages d’un charme et d’une sensibilité toujours inattendus. Dirigée par Pierre-Yves Soucy, poète né au Québec en 1948 rédacteur en chef de la revue Le Courrier, co-directeur des éditions de La Lettre volée, directeur des éditions Le Cormier et auteur de plusieurs essais sur la société, la culture et l’art contemporain, cette publication propose, en exergue de chacun de ses volumes, une citation programmatique qui définit un art poétique doublé d’une aspiration intellectuelle : « Tout reste à dire de l’étrangeté du réel d’autant que la parole qui exprime ce qui n’a pas été encore exprimé demeure étrangère à elle-même. » Comme il se doit, le premier numéro s’ouvre sur un texte-manifeste signé Pierre-Yves Soucy qui présente les choix éditoriaux de la revue ainsi que l’ambition esthétique d’une entreprise collective (le conseil de rédaction comporte douze membres) dont les termes emblématiques sont ceux d’expérience, de parole et d’horizon. L’expérience, intensément plurielle, ouvre ici à une parole inachevée et impossible à forclore, que l’horizon (en)cadre plutôt qu’il ne limite. Le temps des avant-gardes propres aux années soixante-dix est bien achevé, et, selon Pierre-Yves Soucy, il faut avant tout éviter de reproduire leurs errances autoritaristes dictées par un négativisme dévastateur. Non à la table rase, donc, puisqu’il est nécessaire, certes, d’« ouvrir des perspectives », mais surtout de retrouver « ce qui a donné et souverainement donne encore ».

Ce noble dessein trouve à se réaliser dans des numéros proposant à la fois des essais, des poèmes écrits en français ou bien traduits, et des proses théoriques et philosophiques s’attachant à souligner les liens entre poésie et philosophie, langue et pensée, expérience et fiction. Chaque volume propose donc des textes divers, précédés d’une courte notice bio-bibliographique qui situe sans pour autant fixer leur auteur, dont beaucoup viennent de contrées lointaines. À côté des francophones (Christian Hubin, François Rannou, Michel Collot, Jean-Claude Schneider, Dominique Grandmont, Luc Delisse, Henri-Pierre Jeudy, Jean-Paul Curnier, Pierre Chappuis, Pierre Voélin, Jean-Luc Sarré, Roseline Hurion, Jean-Pierre Cometti), on trouve en effet des voix étrangères – et quelquefois féminines – (Peter Huchel, Kees Ouwens, Werner Söllner, Gonzalo Rojas, Dimitri Dimitriadis, Pedro Serrano, Maria Baranda, Israël Eliraz, Joseph Brodsky, Pablo de Rokha) qui radicalisent le désir d’ouverture au monde et ouvrent la gamme des possibles formels, selon le vœu fermement exprimé dans le numéro initial sous la plume de Pierre-Yves Soucy. La lettre « g », qui, dès le titre de la revue, apparaît selon une graphie et une couleur particulières, vient ponctuer chacune de ces interventions, comme pour rappeler ce qui les distingue et en même temps en constitue le fil conducteur : une disposition unique à susciter et réveiller l’étrange étrangeté qui (é)veille toute parole, qu’elle soit poétique ou critique.

Il est nécessaire de dire un mot particulier du double numéro 4-5, qui constitue non pas une anthologie ou un panorama poétiques, mais une approche des poésies francophones actuelles, vaillantes, risquées, et transgressives, et ce malgré l’emprise actuelle d’une culture de l’image dont la dangereuse vanité est dénoncée par Pierre-Yves Soucy dans un texte de présentation initiale joliment intitulé « Au gré du temps qui passe ». Chaque poème ou suite poétique constitue un « chant insaisissable de la voix » qu’un essai critique précédant tente pourtant, dans une certaine mesure, de saisir. L’originalité de ce recueil est qu’il propose ainsi, en vis-à-vis, une introduction critique et un texte de création, versifié ou en prose poétique. La revue, rappelons-le, est sous-titrée « revue de création et d’essai ». Le poète dialogue alors avec l’un de ses doubles, donc, sous la forme du critique, toujours empathique et bienveillant, cherchant à éclairer le timbre particulier d’une voix dont l’écho gagne à être commenté, ou tout simplement présenté. Les quinze poètes choisis sont Dominique Grandmont, Jean-Paul Michel, Esther Tellermann, Pierre Chappuis, Denise Desautels, Jean-Claude Schneider, Christian Hubin, Jean-Luc Steinmetz, Pierre Ouellet, Benoît Conort, Jean-Luc Sarré, Alain Suied, Matthieu Messagier, Jacques Vandenschrik et Antoine Emaz. Ces poètes confirmés – tous ont publié nombre de recueils, et souvent dans des maisons d’édition prestigieuse – appartiennent à une même génération, puisqu’ils sont majoritairement nés entre 1930 et 1956, et la plupart dans les années quarante. De facture relativement classique – les audaces formelles restent rares, les vers ou blocs de prose obéissant à un ordre le plus souvent déjà « donné », pour reprendre un terme élu par Pierre-Yves Soucy –, cet ensemble poétique offre, dans sa diversité, une certaine image de la poésie contemporaine qui, plus ou moins discrètement, tente une « traversée de l’épaisseur » (du monde, de la parole et du temps), expression choisie par Jean-Claude Schneider pour désigner la très belle suite poétique qu’il propose dans ce volume.

 

 

 


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