Noor

par Marie Virolle
2013, in La Revue des revues no 50

Que la Lumière soit !

Le premier numéro de la revue Noor, surtitrée Revue pour un Islam des Lumières [1], offre au lectorat francophone de toutes confessions – y compris d’aucune – une occasion nouvelle et irremplaçable de réfléchir autrement sur des sujets urgents et contextuels mais aussi universels.
Malek Chebel, auteur maintenant connu du grand public, en est l’initiateur et le directeur. Né à Skik-da en 1953, il a commencé ses études universitaires à Constantine, puis obtenu trois doctorats à Paris : en Psychopathologie clinique et psychanalyse (1980), en Anthropologie, ethnologie et sciences des religions (1982), en Sciences politiques (1984). Écrivain pluridisciplinaire donc, homme de double culture, il a publié une trentaine d’ouvrages qui, par des excursus livresques, des explorations d’idées ou des démarches de « vulgarisation » autour de thèmes comme le corps, le désir, les relations hommes-femmes, la tolérance, l’engagement, ont pour point commun, sur fond de dialogue Orient-Occident, de défendre la liberté de penser, de s’exprimer, de vivre et d’aimer.
Son initiative revuiste [2] s’inscrit dans le prolongement de ce parcours, et particulièrement de son texte Manifeste pour un Islam des Lumières [3]. Il se réfère ainsi directement au travail des philosophes du XVIIIe siècle qui voulurent s’appuyer sur la raison pour combattre l’absolutisme et l’obscurantisme [4]. Mais il y ajoute une dimension contemporaine, celle du partage : un « nouveau pont de lumière », une « aspiration collective », une « passion commune » pour « la justice, l’ouverture, le progrès, l’universalisme, l’humanisme » [5]. Les Lumières de Noor veulent servir à éclairer les mots – ces mots-là justement – car, comme l’écrit dans un propos liminaire l’universitaire Gilles Siouffy, « le problème des mots, c’est qu’à partir d’un certain moment ils ne parlent plus ».
Il s’agirait donc, en renouvelant l’approche et le partage des mots, en provoquant le contact entre des locuteurs, des créateurs, des penseurs d’horizons démultipliés, parfois inattendus ou transversaux sur le sujet, de renouer avec un Islam pluriel, vivant et novateur. Celui qui apporta au monde l’algèbre, l’arithmétique, la parfumerie, la médecine, une musique et une gastronomie brillantes, entre autres. Ce que le monde reçut finalement bien volontiers… Un héritage et une avant-garde à mettre en commun.
« Une revue qui parle de vous, de nous » : en finir avec l’extériorité, les clivages. Mettre à mal l’essentialisme, les amalgames, les stéréotypes, les peurs : nos nouveaux obscurantismes. Réaffirmer que l’Islam et sa culture s’adressent au cœur, à l’émotion et, réciproquement, goûtent tolérance, sagesse, esthétique, sensualité, humour… Une revue accueillante, qui « invite », « donne la parole », « ouvre le débat ». Très important le débat, car, si l’Islam réformiste du XIXe siècle semble avoir échoué, la discussion autour d’un aggiornamento resurgit, plus brûlante que jamais : Islam et république, Islam et laïcité, Islam et démocratie, Islam et féminisme, Islam et modernité. Un portrait du « courageux » réformiste soudanais Mahmoud Mohamed Taha ouvre des pistes en ce sens.
L’Islam n’est pas là pour semer la terreur, mais pour penser et faire penser, ensemble ! Une façon nouvelle aussi de toucher à la politique sans jamais en faire. Pour cela, se remettre en question(s) – Noor s’ouvre sur un « Quoi ? » et se clôt sur un « Quid » [6] –, musulmans et non musulmans, ensemble.
La revue est fort belle et couvre bien des domaines : de la réflexion aux arts en passant par la littérature. Sur une centaine de pages, on rencontre pour des textes brefs, souvent des entretiens, des personnalités aussi diverses que le comédien et humoriste algérien Fellag, l’écrivain [7] et cinéaste afghan Atiq Rahimi, le dramaturge Michel Vinaver – ami de Camus –, l’historien Marc Ferro [8], l’écrivain albanais Ismaël Kadaré, la réalisatrice franco-tunisienne Nadia El-Fani, l’actrice Syro-libanaise Darina Al-Djoundi, le plasticien Djamel Tatah… En passant ainsi d’un univers à l’autre, d’une génération à l’autre – chaque idée, chaque image, chaque témoignage plus stimulant l’un que l’autre, et servis par une mise en page et un graphisme hors pair –, on devient plus intelligent, plus sensible, plus digne : expérience rare, que seule une revue, et de cette teneur, peut procurer.
Noor (plus fréquemment transcrit An-nour) signifie en arabe « La lumière », au sens sacré du terme. La Sourate 24 du Coran porte ce nom. Il y est écrit : « […] La lampe est dans un cristal et celui-ci ressemble à un astre de grand éclat, son combustible vient d’un arbre béni : un olivier ni oriental ni occidental dont l’huile semble éclairer sans même que le feu la touche. Lumière sur lumière […] »
La prochaine livraison de Noor est prévue pour décembre 2013. Souhaitons à cette revue exceptionnelle de pouvoir éclairer au-delà du public averti qu’elle concerne « naturellement », afin de contribuer réellement au vivre ensemble, comme y invitent symboliquement les deux O à la typographie interpénétrée de son titre, dessinés par Jean-François Porchez, utilisés en signe récurrent dans le corps des textes : petites alliances pour un grand futur.

1. Elle est l’émanation de l’association Loi 1901 « APF pour un Islam des Lumières ».
2. En collaboration, notamment, avec Mary Leroy, rédactrice en chef, Aaron Levin, directeur artistique, et des membres de l’association APFIL.
3. Manifeste pour un Islam des Lumières. 27 propositions pour réformer l’islam. Hachette Littératures, 2004.
4. Malek Chebel, L’islam et la raison, le combat des idées. Perrin, 2005.
5. Malek Chebel, « Éditorial », Noor no 1 : 1.
6. Gilles Siouffy, « Quoi ? Les Lumières » : 6-11 ; Coll., « Quid de Noor ? » : 96.
7. Prix Goncourt en 2008 pour son roman Syngué sabour : pierre de patience (POL).
8. Parmi des dizaines d’ouvrages consacrés à la Russie, aux deux guerres mondiales ou à l’histoire du cinéma, notons Le choc de l’Islam (Odile Jacob, 2002) et Le livre noir du colonialisme : XVIe-XXIe siècles, de l’extermination à la repentance (Robert Laffont, 2003).

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