Place de la Sorbonne

par Éric Dussert
2012, in La Revue des revues no 47

A-t-on jamais besoin d’une nouvelle revue de poésie ? Et les créateurs de revues poétiques se posent-ils seulement la question ? Jamais, apparemment, et on doit leur en savoir gré. Tout à leur projet, tout à leur gageure, ils osent, très conscients des enjeux de leur acte volontariste, et pour les plus maladroits d’entre eux tout à fait inconscients des évolutions esthétiques du monde qui les environne. Bien sûr, on ne dira pas de Place de la Sorbonne qu’elle est une revue d’impulsion non maîtrisée, c’est même tout le contraire. Placée sous les auspices de l’université Paris IV, elle arbore avec ostentation les symboles de l’Institution et de la rigueur, depuis son titre jusqu’à une mise en page néo-classique, en passant par une très sobre couverture réglée comme une impression de la Renaissance. On en resterait d’ailleurs interdit, hésitant à pousser plus loin l’aventure, si une élégance intrinsèque et un très beau cahier hors-texte de la dessinatrice Gudrun von Maltzan ne servaient de cicérone à l’impétrant. Quoi qu’il en soit, ce dernier aurait eu tort d’en rester à sa première impression.
Place de la Sorbonne, sous son aspect froid ou académique, recèle plus de chaleur qu’elle veut bien le laisser croire. Tout d’abord, elle propose un sommaire complet qui, à l’instar des bons repas, débute par une réjouissante succession de poèmes variés comme des amuse-gueule, suivie de morceaux plus roboratifs d’essais et de commentaires, entrecoupés d’entremets illustrés ou ludiques (les sizains des dix membres de la rédaction, un exercice aussi audacieux que réjouissant). Sur un luxueux papier couché, la belle part est naturellement consacrée à la poésie contemporaine française, mais sont bien présentes les poésies de langues étrangères (en substance féminines et de nationalités italienne, roumaine, russe ou croate, avec Elisa Biagini, Svetlana Carstean, Vera Pavlova et Sibila Petlevski) et la rencontre, à part, sous forme de dossier, d’une œuvre en cours d’élaboration, celle de Judith Chavanne en l’occurrence à laquelle Jean-Pierre Lemaire consacre un long commentaire, avec, in fine, des « confrontations » (essais) consacrés à la collusion des formes et du fond (Gabrielle Althen), ou au cogito niché dans le « réel du texte » (L. Fourcaut).
Des poésies de langue française, Place de la Sorbonne tient un inventaire de large main. Depuis le languedocien Max Alhau jusqu’à Esther Tellermann, toutes les générations et tous les champs poétiques sont abordés peu ou prou avec une volonté nettement œcuménique. De Jacques Josse à l’oulipien Roubaud, de la jeune Virginie Brousse aux notoires Antoine Emaz et William Cliff, lyriques, indépendants, explorateurs ou formalistes sont appelés à représenter ce que les poètes donnent à leurs lecteurs d’aujourd’hui et, éventuellement, de demain. Si cette qualité d’attention généraliste n’est pas spécifique à cette nouvelle revue – on sait que les travaux annuels de recension de la poésie en action existent par ailleurs –, il est une caractéristique qui met Place de la Sorbonne à part de ces anthologies. En effet, son apport tient au double investissement des terres de la production poétique et de l’analyse exercée au contact même des écrits qui se déploient sur ses pages.
Sous des formes qui vont de la notice à l’article étayé, les rédacteurs de la revue (qui ne se limitent pas aux seuls membres de la rédaction) tiennent à jour une exégèse aussi soigneuse que possible, et parfois même pointue voire savante. CCP, la revue du cipM de Marseille avait déjà notablement insisté sur cet aspect nécessaire de la critique poétique en n’omettant pas d’offrir dans chacune de ses livraisons une réflexion analytique et structurante. Or, cet exercice du commentaire, parfois épineux il est vrai lorsqu’il est question de poétiques « fraîches », est généralement négligé par les revues de poésie. Il revêt cependant une importance cardinale pour l’avenir et la compréhension du présent de la poésie, ce qu’ont bien compris les universitaires réunis pour paver de vœux constructifs la Place de la Sorbonne. Un tel souci en fera, si l’on ose dire, un nouveau lieu à part.

La Revue des revues no 47, 2012


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