Retour d’y voir

par Jérôme Duwa
2008, in La Revue des revues no 42

Voilà un titre recélant tout un programme, finement duchampien, pour une revue de haute tenue, qui est l’organe théorique du Musée d’art moderne et contemporain de Genève. On cherchera vainement les quelques lignes habituelles indiquant l’intention de ses concepteurs : un texte de Schelling, en quatrième de couverture, insiste toutefois de manière suffisamment significative sur l’exigence de cerner un objet en le laissant nous conduire vers le système de pensée qui sera le plus à même de le placer à la bonne hauteur : « être de plain-pied avec l’objet », réclame Schelling, pour ne pas le contraindre dans les limites d’une philosophie déjà toute prête à l’emploi. Cette revue s’adresse donc à qui ne craint pas « d’élargir ses pensées » au contact dangereusement imprévu des objets d’art. On comprend donc qu’il faille à toutes jambes sortir de sa tour d’ivoire, ce qui ne signifie cependant pas laisser-là toute philosophie pour se saisir candidement des œuvres d’art, comme si leur appréhension pouvait être immédiate. Non, la philosophie est au rendez-vous dans Retour d’y voir, peut-être justement parce qu’elle consiste à faire retour sur les objets du monde, avec cet inévitable retard de l’oiseau de Minerve.
Et qu’est-ce que cette revue nous donne à revoir ? La première rubrique entre dans le vif du sujet, comme dans un bel « abcès opulent » (Rrose Sélavy, 1939) : elle s’intitule « Duchampiana ». L’érudition duchampienne offre un des plus beaux terrains de jeu qui soient, mais les qualités requises pour s’y ébattre sont peu communes : grande plasticité de ce que l’occupant de l’appartement du 11 rue Larrey appelle la « matière grise » et, surtout, une capacité à se déplacer parmi les mots comme un cavalier sur un échiquier. Les savantes études de Dominique Chateau et d’André Gervais, l’une centrée sur les échecs (simultanément jeu et art), l’autre sur l’exploration de quelques infra-textes de Marcel mêlant Eros et l’humour en de réjouissantes noces, offrent maints aperçus pénétrants sur l’étourdissante Rrose Sélavy, spécialiste, entre autres choses, en « oculisme de précision ». Un hommage nécessaire est aussi rendu à l’un des plus obstinés investigateurs du Grand Verre, un temps proche du groupe surréaliste : Jean Suquet, mort en 2007.
Duchamp fait signe de temps en temps dans d’autres contributions de la revue sur Joseph Beuys ou sur Bertrand Lavier, mais il est loin d’être l’unique objet de cette livraison. Par exemple, on découvre avec intérêt le peu connu Wallace Berman et sa revue Semina (1955-1964) ; particulièrement remarquables en outre, les deux lectures de l’œuvre de Christian Boltanski par Didier Semin et Daniel Soutif. Ce dernier propose un étonnant parallèle sur le motif de l’identité et du temps où se rencontrent une vanité du XVIIe siècle de David Bailly et 10 autoportraits photographiques de C.B.
Parmi les philosophèmes d’Antonia Birnbaum qui concluent la revue, on prélève avec un sourire entendu cette formule de Kracauer dans Les Employés : « un teint moralement rose ». En dépit de l’évident contresens de lecture, on ne peut s’empêcher d’y voir encore une fois, à un « r » près, l’ombre portée du double de Marcel Duchamp.


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