Rougedéclic_

par Caroline Hoctan
2009, in La Revue des revues n° 43

Est-ce encore l’époque de créer des revues « littéraires » ? Les cas d’Inculte, de Cyclocosmia, de Mission impossible, de TINA ou encore de MIR tendent à nous prouver que oui. Ces revues réussissent à parler pertinemment de littérature tout en en produisant parmi les plus novatrices qui soient. Ce sont de tels titres qui, ces dernières années, ont réconcilié le lecteur avec les revues dites « littéraires » qui, pour le reste d’entre elles sont souvent de mauvaises copies d’anciennes revues ou des tribunes d’un classicisme dépassé, ennuyeux et pâle au possible, ou bien encore des revues dont le contenu n’est que remplissage et publicités (dans tous les sens du terme). Or, qu’est-ce que créer une revue de littérature ? C’est-à-dire, quand on en crée une, qu’est-ce que s’inscrire en littérature ? Comment envisager ce qu’on appelle encore la « littérature » à l’heure du divertissement général ? Pour le dire autrement, qu’est-ce qu’écrire en littérature ? Car finalement, à quoi bon écrire mais, plus encore, à quoi bon publier une revue si précisément ce ne sont pas ces questions qui alimentent le projet même d’une revue aujourd’hui en lui donnant, d’une part, une raison d’être et, d’autre part, les moyens de s’insérer dans le work in progress de cette parole singulière qu’est la véritable littérature
et qui, seule, oeuvre à nous faire sortir de notre léthargie, de notre abêtissement, de notre inconscience ? Évidemment, ces questions ne sont pas des plus simples car elles amènent également à celle-ci : comment penser une revue de littérature de nos jours ? Il semble que pour la revue Rougedéclic_ qui nous occupe présentement avec cette livraison no 0, la question taraude avec plus ou moins de succès.
Du format d’un mince cahier d’école, la revue n’est pas sans charme : une belle couverture ornée de la reproduction d’une ligne de chemin de fer traversant des masses verdoyantes sur laquelle se détache le titre en lettrines blanches. Sur le côté droit de ce titre, il est précisé « Textes, photos, chrysalides » en guise de sous-titre qui, à défaut de préciser le domaine de prédilection, en précise la forme. On n’en sait donc pas davantage sinon qu’on nous a dit que c’était une revue « littéraire », ce que nous confirme le sommaire de la quatrième de couverture : « Textes inédits », « Poèmes perdus et retrouvés », « Variations littéraires », etc., ainsi que quelques noms déjà croisés : Chevillard, Bessette, Delteil, Lefranc, Ciriez, Yargekov, Bréa, etc. Ainsi, en ouvrant la revue, nous avons bien des photos qui l’illustrent (on imagine qu’il s’agit essentiellement du travail d’Élie Jorand dont on nous donne la bio à la fin de la revue ?). Quant aux chrysalides, ça reste plus flou… Mais, entrons dans le vif du sujet et laissons les chrysalides aux papillons : que publie cette revue ?
L’éditorial de la rédactrice en chef, Cendrine Dumatin, annonce un souhait et une démarche que nous comprenons fort bien, à savoir : créer une revue malgré son « impatience » et ses « doutes […] qui parlerait des ombres du panoptique et de quelque chose de neuf aussi » pour « montrer des textes qui nous intéressaient, loin de l’actualité et d’un soi-disant panorama contemporain [et] mettre en avant des voix de toutes les époques, des voix sans cases et sans mobiles, éclectiques, qui bricoleraient le langage. […] ». Mais, cet éditorial pose question car il ne fait malheureusement que reprendre de trop fréquents poncifs déjà lus dans de trop nombreuses revues ; « mettre en avant des voix de toutes les époques » étant, je crois, l’une des intentions que l’on rencontre le plus depuis que les revues existent en ce bas monde et qui, finalement, n’éclaire pas sur ce que va proposer réellement la revue. Je passe sur « éclectiques » et sur « quelque chose de neuf » car je ne voudrais pas ici faire une analyse de texte de cette déclaration mais je voudrais souligner que cet éditorial n’aide pas à établir un programme intellectuel et de création très engageant à la vue d’objectifs si banals. Le plus drôle est qu’un second éditorial (à la fin du numéro) nous prévient d’une autre intention de la revue : il s’agit en fait de faire paraître sept livraisons jusqu’en octobre 2013 qui constitueront une collection « à travers des propositions littéraires et photographiques éclectiques [décidément !], délogées dans les souterrains [diantre !] ». Sans doute pour nous rassurer, il est expliqué que « cette idée joyeuse de revue éphémère est la reprise imbécile du projet initial de la revue R de réel [no comment !]»… N’aurait-il mieux valu ne pas trop en rajouter et éviter ainsi des contradictions entre ce qui devait être neuf qui ne l’est pas, entre deux éditoriaux dont on ne sait plus lequel sera le définitif et si, finalement, il y en a bien un hormis ce triste programme d’arrêter la revue en octobre 2013 ? (et pourquoi pas en décembre 2012, ça aurait fait plus sens, non ?).
Venons en à présent aux textes eux-mêmes qui nous intéressent finalement plus que le reste : il nous faut alors faire un aveu qui vaudra ce qu’il vaudra : il faut encourager et soutenir Rougedéclic_ pour un texte qui nous semble incontournable et qui fonde tout l’intérêt de ce numéro. Il s’agit de l’extrait d’une œuvre à paraître. Le titre de cet extrait retiendra lui-même toutes les attentions : « La Page noire ou la littérature contemporaine devant la vie » de Johan Faerber. Nous ne pouvons commenter ici ce texte auquel il faudrait consacrer un long compte rendu. Mais si un seul texte devait amener le lecteur à ouvrir Rougedéclic_, c’est celui-ci ! Intelligence, mûrissement, ressenti, expérience, âme, écriture, style, réflexion, bref… tout y est ! L’ouvrage prévu doit voir le jour en 2010. On se le procurera, c’est certain. De même, un texte de Ludovic Degroote qui fait parler sa soeur disparue dans des conditions tragiques est lui aussi admirable car les mots sont justes, profonds et ne font aucune concession : la gêne qu’ils occasionnent nous montre à quel point l’écriture fait sens et produit de la littérature que lorsqu’elle donne à lire une langue qui va chercher le lecteur pour remuer sa conscience. La revue propose également – sous la rubrique « À l’ombre du panoptique » qui aurait demandé un approfondissement de la pensée de Foucault et une mise en perspective de la surveillance de nos jours telle que la développe un auteur comme Éric Sadin – une fiction étonnante de Thomas Coppey au ton accordé, aux mots précis, à la pensée structurée et si juste. Une véritable réussite de « saisissement » du sujet. Quant aux « Règles concernant les prisons européennes », c’est bien de les donner à lire dans cette rubrique mais à quoi bon puisqu’elles ne sont en rien mises en abîme avec les textes publiés…
Sinon, proposer une rubrique « Le futur est derrière nous » pour mettre en avant des auteurs du passé est une bonne idée mais si mal exploitée. Pourquoi ces quelques extraits courts de Hélène Bessette et Joseph Delteil (qu’ont-ils à voir d’ailleurs ensemble ?) sans aucun dossier de présentation sérieux sur les auteurs, ni même de commentaires sur les extraits des oeuvres proposées ? Pour le moins, un dossier Bessette avec un entretien de son éditrice actuelle et une analyse de l’oeuvre produite par des écrivains contemporains, voilà qui aurait été heureux, pertinent et original ! Un peu comme la revue Cyclocosmia l’a proposé de son côté sur Pynchon, Lima ou Bolaño.
Bref… encourageons Rougedéclic_ à devenir une vraie revue en délaissant ces textes de divertissement qui fleurissent trop souvent dans ses pages et penchent entre la fiction intrigante et l’intrigue fictionnelle humoristique (le pire étant ce texte nommé « Le Train des écrivains »…). Encourageons-la ainsi à nous étonner vraiment avec cette littérature de découverte ou de redécouverte qu’elle nous promet car elle en a les moyens et nous sommes des lecteurs prêts à la suivre si elle tient parole.


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