Trouble

par Nathalie Léger
2002, in La Revue des revues no 31

La sobriété et l’élégance de Trouble frappent au premier coup d’œil ; vous l’apercevez de loin, blanche, brillante et lisse, tout juste altérée d’une typographie un rien turbulente ; son économie fait sa beauté et sa rigueur dicte un programme. Les nouvelles revues prennent souvent le parti d’une entrée fracassante sur la scène des idées, leurs éditoriaux sont vigoureusement explicites, les comités de rédaction s’affichent et les membres revendiquent d’en être, dès l’abord, dès les débuts. Rien de tel avec Trouble dont le principe même, exposé dans la rectitude de sa forme et la construction de son sommaire, déplace d’emblée la question du manifeste ou de la proclamation militante. Si la revue, dans un éditorial un peu timide, se propose de « considérer l’art contemporain non comme un sujet d’étude » mais « comme une manière d’envisager un rapport au réel », son ambition s’affirme plus vigoureusement non seulement dans l’attention portée à la forme (cette élégante sobriété qui est une signature), mais surtout dans le choix de ses textes et l’organisation de son propos. Trouble pose deux principes simples et efficaces en exergue de son travail : celui de la pluridisciplinarité (des plasticiens, des romanciers, des critiques, des photographes, des historiens écrivent ou s’entretiennent dans Trouble), et celui d’une perspective thématique qui organise l’ensemble du numéro et permet « d’interroger l’art qui se fabrique aujourd’hui ». Et pour concrétiser dès l’ouverture leur volonté d’engager une réflexion esthétique qui soit au carrefour d’une interrogation, voire d’une implication politique, Trouble choisit de conduire son premier numéro sur le thème de « L’économie ».
Les animateurs de la revue ont commandé ou recherché des textes, ils ont suscité des entretiens, ils ont parfois mêlé les époques, ainsi « Combattez la pauvreté à la manière américaine : travaillez », un texte de Robert Filliou écrit en 1970, vient compléter et en même temps déplacer la réflexion tout à fait contemporaine de Frank Scurti sur « Conditions de l’artiste à l’ère du McWorld », et ils ont composé un numéro inaugural prometteur où chaque auteur indique à la place qui est la sienne, c’est-à-dire par le biais de la théorie, de la fiction ou du témoignage, ce qui relève d’une économie sociale, politique, artistique dans la logique de production de l’œuvre. Comment interroger le capitalisme lorsqu’on produit de l’art à l’intérieur d’une économie capitaliste ? L’art est-il une forme d’organisation des loisirs ? Comment traiter les notions de production privée et de production publique ? Ces questions, parmi de nombreuses autres, sont traitées sur le mode de l’essai ou de l’entretien ; elles se mêlent au récit des tribulations de Stéphane Bérard (un type à qui « le matin couché dans le noir les idées viennent ») racontées par Nathalie Quintane dans « Comment Stéphane Bérard créa l’arôme pénis pour préservatif » ; elles rebondissent dans le mode d’emploi d’un « scénario d’usage » exposé par Sandy Amerio (« Fabriquer toujours de belles images, voilà le concept de base. Un cours d’eau, de l’acier et quelques couleurs acidulées. Pas mal de orange, pour effacer mes défauts ; la base de tout marketing ») ; elles roulent à fond de train, de Marx à Debord, de Fourier à Guattari, dans la « Rêverie économique de bistrot » signée par Arnaud Labelle-Rojoux ; elles trouvent surtout une illustration particulièrement frappante dans la « Lettre à Stephen » de Thomas Hirschhorn, judicieusement complétée de l’entretien « Ne pas s’économiser » réalisé avec l’artiste par François Piron en juin 2001. La lettre puis la conversation reviennent sur Public Works – The Bridge, l’œuvre proposée par Thomas Hirschhorn à la Whitechapel Art Gallery dans le cadre de l’exposition Protest and Survive présentée à Londres dans le courant de l’année 2000. La proposition de Thomas Hirschhorn vaut qu’on s’y arrête car elle illustre au fond le sens même du mot « économie » (oïko, la « maison » (on dira ici le musée) et nomos, la « règle, usage, loi ») de façon tout à fait simple et radicale. Hirschhorn revient sur les conditions de son installation, un pont de 3m50 qui, partant de la cafétéria de la Whitechapel Art Gallery, allait s’ouvrir sur une librairie anarchiste, la Freedom Bookshop, installée dans un bâtiment tout proche de la galerie. L’œuvre reliait ainsi une grande institution culturelle municipale (Whitechapel Art Gallery), un espace associatif politique (la librairie anarchiste) et un lieu commercial privé (la cafétéria en gérance).
Cette volonté de lier et de confronter des mondes étrangers, on peut même dire antagonistes, a violemment secoué, à chaque instant de sa réalisation, le milieu à partir duquel et pour lequel l’œuvre a été créée. Hirschhorn relate les étapes de son travail, décrit les difficultés de son élaboration (jusqu’au problème posé par le remplacement indispensable d’un scotch irremplaçable…) et montre, sous l’exposé apparemment factuel de la construction de l’objet, comment l’utopie se construit précisément à partir des contraintes imposées par la réalité de l’installation. Le récit de Hirschhorn, présenté au centre de ce premier numéro, pose sans doute plus clairement que les autres textes l’exigence de la revue. Troubler les usages pour mieux les penser. Mais, encore une fois, la réserve de l’éditorial étonne. Sans aller jusqu’à demander aux animateurs de la revue de suivre la recommandation debordienne selon laquelle « il est bon d’être fanatique sur quelques points », il faut reconnaître que le choix d’une réflexion sur les croisements de l’art et de l’économie dessinait une perspective forcément corrosive dont la visée stratégique aurait gagné à être plus explicitement et peut-être aussi plus brillamment déclarée. Troubler, se rappelle-t-on alors, ce n’est pas créer le désordre c’est plutôt affecter un corps ou une procédure, c’est faire naître un doute, parfois une émotion, c’est déplacer une question, c’est l’agiter en profondeur. Cette ambition demande du temps. Nul doute que la revue ne sache dès le prochain numéro associer la cohésion de son propos à celle de sa forme.


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