À marquer d’une pierre blanche : Mots Slow n° 5

Jérôme Duwa a lu la cinquième livraison de Mots Slow. Il y trouve un autre rythme, une lecture enthousiasmante, à marquer d’une pierre blanche.

 

Le mot s’affiche par deux fois, répétition luxueuse qui n’en revient pas au même. FAST(E) : d’abord, en surimpression, imperceptible au coup d’œil pressé, au milieu d’une clairière de neige bleuissante, juste au-dessus d’une horde de démons dévastateurs et de singes belliqueux imaginés par l’intriguant peintre d’origine taïwanaise, Mu Pan.

 

Ces mots (puisqu’en somme ils sont bien deux, en circulation comme toute la revue d’une langue à l’autre) figurent ensuite une nouvelle fois, mais sans la parenthèse, en guise de titre du texte de Jean-Yves Jouannais, lequel conduit depuis plusieurs années un cycle de réflexion sur la guerre. Se mêlent au Silence de la mer des considérations sur les envahisseurs barbares responsables de la chute de l’empire romain qu’on se représente à tort comme un engloutissement brutal, pareil à une catastrophe naturelle. Et Jouannais de conclure : «  Alaric 1er, roi wisigoth, que l’on nous a peint en barbare, n’a en fait rêvé que de maintenir cet empire, voire d’en restaurer le faste. » Le mot est jeté, parmi les plus intempestifs qui soient. Certains trouveront que ce n’est vraiment pas le moment ou que l’époque en est passée. Las, que sont devenus les fastes d’antan ? Et que signifierait surtout être fastueusement moderne ?

 

 

Entre nostalgie et utopie, nous conseillons au lecteur irrésolu de tourner la page de cette revue ou mieux de la déplier pour moitié, afin de laisser cette audacieuse maquette prendre son premier essor : et vous voilà devant une situation de lecture bien peu ordinaire. Rouge, noir, bleu, les signes typographiques et les images composent un paysage complexe et stimulant, les uns renvoyant aux autres, voire les parasitant, selon une logique que la première lecture ne saurait épuiser : ici un héron, là un calendrier lunaire peint à l’aide de sang menstruel, à l’en-tête une liste infinie, un peu plus loin une chatte qui se reconnaît (précisément où il faut) dans un miroir tenu par une femme dénudée. Et l’on repère des échos multiples dans des textes évoquant d’un côté de la revue, la standardisation du temps en Grande-Bretagne, un curieux chauffeur de bus, une expérience scientifique perturbant notre modèle temporel et, de l’autre côté, la fête persane de Nowrouz, un poème « To a lover » ou encore la question de la vitesse éclairée par Michaux ou Frantz Fanon. Adieu la fast-lecture.

 

Dans ses thèses Sur le concept d’histoire, Walter Benjamin a relevé cet événement témoignant de la lucidité révolutionnaire : aux prémices de la Révolution de Juillet, la foule avait très conséquemment pris soin de tirer sur les cadrans des horloges. La révolte commence logiquement par faire outrage au temps et à son enregistrement mécanique. Lire une revue quelle qu’elle soit, mais celle-ci tout particulièrement, revient sans doute à se soustraire aux impératifs de lecture d’une société fabriquant à la chaîne des produits qu’il « faut avoir lu ».

 

 

Après avoir prêté toute l’attention qu’elle requiert à la musique céleste d’après Esther Ferrer, il reste à déployer au grand large ce numéro de Mots Slow qui devient alors un poster composé à partir de l’agencement de sept contributions hybrides entre texte et image. Pour trouver la légende de chacun de ces éléments, on doit retourner à l’échelle de la revue et il n’est pas interdit de perdre tout le temps nécessaire à ses aller et retour. Accordons-nous ce faste.

 

Le conseil fantasque de Montaigne évoqué par l’éditorial nous revient alors à l’esprit : se doter du col allongé d’une grue afin de « gouster plus long temps » ce qu’on avale. Dit autrement, par Jérôme Karsenti, cela signifie : « Étirer la vitesse de chute des mots ».

 

 

Jérôme Duwa