Critique n° 826 : « Un siècle de génocide. Mémoire, histoire, témoignage »

Imre Kertész par Barbara Niggl Radloff, 1992

 

Imre Kertész vient de mourir. Nous commençons juste à prendre toute la mesure de son œuvre. Elle irrigue largement les deux livres que Catherine Coquio a récemment publié : La Littérature en suspens (L’Arachnéen, 2015) et Le Mal de vérité ou l’Utopie de la mémoire (Armand Colin, 2015). Claude Mouchard leur consacre une étude approfondie dans ce numéro de Critique consacré aux génocides. Son article intitulé « L’avenir de la mémoire » rend compte des travaux de Coquio tout en redéployant des thèmes et une vision propre au poète et rédacteur en chef-adjoint de la revue Po&sie. On ne pouvait espérer plus juste et profonde lecture que celle de l’auteur de Qui si je criais ? (éd. Laurence Tepper, 2007), ouvrage qui creusait aussi la question du témoignage, de la catastrophe et de la littérature. Il relie le corpus des œuvres-témoignages à la création actuelle, qu’elle soit cinématographique (Rithy Panh) ou poétique (Eugenio de Signoribus). Sa recension se mue en réflexion sur les écritures de la Shoah et les enjeux du mal de vérité – à rebours d’une « mémoire devenue religion civile ». C’est que la pensée de Catherine Coquio va souvent contre le courant, comme en témoigne l’entretien réalisé par Jean-Louis Jeannelle. Si la lecture de l’étude de Mouchard est indispensable, celle de l’entretien avec Coquio est, elle, urgente. Ce qu’elle dit de notre actualité, vous ne lirez pas dans la presse ; c’est ici, dans l’espace de la revue que peut se déployer cette critique du monde comme il ne va plus. Après avoir évoqué les attentats de Paris et le « profond malaise » ressenti lors de la manifestation du 11 janvier, Coquio pose des questions acérées, encore difficilement audibles, comme celle-ci : « Où trouver des terrains d’entente ailleurs que dans la “laïcité” et la “République”, qui ne mobilisent plus les imaginaires et provoquent des réactions de rejet ou des conflits pour l’heure insurmontables ? ». Aussi souligne-t-elle que « notre hyperréactivité mémorielle fait partie de notre impuissance politique » – comme si la commémoration était devenue le masque de notre désorientation. Pour Coquio, l’urgence aujourd’hui se situe sur le versant pédagogique. Voici en effet une philosophe qui ne regarde pas de haut la question de l’enfance et de la pédagogie – bien au contraire ! et l’entretien se termine sur une véritable perspective d’action éducative. Qu’on en juge : « Je me méfie de la “mémoire” enseignée à l’école et les mallettes pédagogiques du Conseil de l’Europe me font froid dans le dos. L’histoire et la littérature sont condamnées à y devenir de la bouillie moralisante et du catéchisme citoyen, à l’efficacité douteuse. […] Que l’on cesse de tenir pour rien la langue, et d’oublier que la poésie est vitale à tous. Il faut permettre aux enfants issus de l’immigration d’aimer et connaître l’histoire d’où ils viennent. Quand je pense qu’en France l’arabe n’est toujours pas enseigné à l’école ou presque, je me dis que ce pays est fou. » Comme en leur temps celles d’Hannah Arendt ou de Jeanne Hersch, la voix de Catherine Coquio peut nous guider dans l’éblouissement du contemporain – et nous aider à nous (re)mettre à penser, à nous (re)mettre à tisser la mémoire.

 

Le dossier de Critique revient sur le génocide arménien de 1915 à travers les contributions de Nicolas Weil et de Jean-Louis Jeannelle, suivies d’un entretien avec Michel Marian. Le reste du numéro contient une recension d’Emmanuel Salanskis sur Meyerson, et de Dominique Rabaté et Philippe Berthier sur de récents romans. Jean-Loup Bourget évoque enfin l’exposition Visages de l’effroi, violence et fantastique de David à Delacroix. Et quel violent contraste entre l’effroi romantique et la terreur du siècle des génocides…

 

François Bordes