Un entretien avec Frédéric Fiolof, la moitié du fourbi

Dans le flux ininterrompu des revues qui se créent, certaines silhouettes émergent, s’imposent plus sûrement que d’autres : élégance de touche sans ostentation, fermeté de la démarche tout en souplesse cependant, richesse et diversité des savoirs et des écritures que la revue tresse et puis cette énergie qu’on sent, qu’on voit à l’œuvre…Telle nous apparut la moitié du fourbi en ses 2 premiers numéros parus en 2015. Alors une envie d’en savoir plus sur la fabrique de cette jeune revue à la faveur d’un entretien avec son fondateur et directeur Frédéric Fiolof.

D’abord dites-nous un mot du titre aussi emballant que surprenant.

Dans « Moitié », il y a peut-être ce double espace (littéraire/non littéraire) qu’essaie d’occuper la revue. « Fourbi » avait quant à lui des résonances sympathiques du côté, entre autres, de Michel Leiris, de Prévert et de ses fatras… Il traduisait aussi l’envie de faire entrer une certaine diversité dans la revue, l’envie de quelque chose d’ouvert. Mais ce sont là des échos qui, avouons-le, ne sont finalement venus qu’après… « La moitié du fourbi » vient d’abord d’un clin d’œil (assez peu décryptable, je le concède, sinon par ceux qui comme moi l’auraient connu par des hasards géographiques et familiaux…) au jeu populaire du Loto, tel qu’il se pratique notamment dans les villages autour de Nîmes : réunis dans des salles municipales ou des cafés, on recouvre avec des grains de maïs ou des jetons sur des cartons posés devant soi les numéros qu’un « nommeur » sort d’un sac et annonce au micro. Pour tromper un peu la monotonie de l’exercice, le préposé au tirage agrémente chaque annonce d’un petit jeu de mot, d’une ritournelle. Les numéros vont de 1 à 90 et l’un des enchaînements consacrés lorsque sort le « 45 » est justement : « La moitié du fourbi ! ». Je ne sais pas pourquoi, ce souvenir assez peu littéraire m’est revenu lorsque je cherchais un nom pour la future revue. Et son nom était là… Sortie de son contexte, la formule m’a en effet semblé indiscutable !

Matériellement la revue est très aboutie, très « finie » comme si elle était née d’une longue réflexion sur la forme…

Merci ! C’est une remarque qui nous est souvent faite et dont on est toujours très fier ! Il y avait l’envie d’un objet qui soit à la fois simple et fort visuellement sans être ni trop austère ou classique, ni trop « pop » ou clinquant. Le grand Manitou qui a su donner corps de manière cohérente et harmonieuse à cette quadrature du cercle c’est Christophe Burine, notre graphiste. Christophe est un ami de longue date que j’avais connu alors qu’il faisait ses premières dents de graphiste dans un centre culturel français en Afrique mais que je n’avais pas revu depuis plusieurs années. Je suis revenu vers lui et je l’ai sollicité pour ce projet. Il a presque tout de suite accepté, engagement chaleureux de sa part et inespéré pour la revue, si l’on considère son expérience et le temps que lui prennent déjà ses activités professionnelles de directeur artistique dans la communication. Il a su écouter, essayer et nous a fait quelques propositions limitées, tout de suite très convaincantes et qui donnaient forme à cette injonction première, à la fois floue et exigeante. Tout vient de lui : l’idée d’une couleur unique par numéro, rappelée sur les pages d’en-tête des articles, le choix de la police, la forme graphique du nom de la revue ainsi qu’une série de détails disséminés au fil des pages, qui contribuent à l’identité de La moitié du fourbi et, nous l’espérons, au plaisir de la lire. Une autre part du résultat est redevable à notre imprimeur, La Source d’Or, que m’avait fait connaître Karine Cnudde (éditions Le Vampire Actif) : une petite maison dirigée par Lionel Duclos, un Monsieur qui a le goût du travail artisanal au sens noble du terme ; il aime l’Offset, les carnets cousus, les choses bien faites.

 La plupart des membres de la rédaction développent des œuvres personnelles, fort diverses au demeurant : qu’est-ce qui les a incités à s’engager dans cette moitié du fourbi ? Ou pour le dire autrement est-ce d’abord le désir d’un individu, en l’occurrence vous, qui a porté le projet puis aimanté des « bonnes volontés » ? Ou dès sa gestation la revue a-t-elle été imaginée comme une aventure collective ?

On se situe dans le premier cas de figure : un désir individuel qui a ensuite, mais assez rapidement, pris forme collectivement. Il faudrait sans doute demander directement aux intéressés ce qui les a incités à se lancer dans l’aventure, d’autant que comme vous l’avez laissé entendre, ils ne manquent pas de grain à moudre par ailleurs. Je crois pouvoir avancer que je leur ai présenté l’idée avec un certain enthousiasme, ils ont senti mon désir d’ « y aller » vraiment ; ça a peut-être joué. Il y a eu beaucoup de confiance de leur part et je les en remercie. Et, même si je n’avais jamais rencontré physiquement certains d’entre eux, on se connaissait d’abord, à des degrés divers, par un goût partagé pour la littérature. J’avais eu l’occasion de faire des recensions de leurs livres sur mon blog, La Marche aux Pages (c’est le cas notamment pour Hélène Gaudy et d’Anthony Poiraudeau), de lire ce qu’ils écrivaient (je suivais le blog de Zoé Balthus, les romans de Romain Verger), d’échanger avec eux. De la même manière, ils ne se connaissaient pas tous entre eux avant de se lancer dans le projet. C’est le Fourbi qui a créé le collectif. Une revue peut aussi indirectement servir à ça, ce qui n’est pas négligeable ! Peut-être ont-ils aussi trouvé là une occasion parmi d’autres d’explorer différemment leur rapport à l’écriture. Une revue, qui plus est naissante, peut aussi permettre de s’essayer autrement, de rendre-compte d’un travail en cours, d’expérimenter… Bien sûr au-delà de leurs propres contributions écrites, il y a encore tout ce qui concerne l’activité périphérique : relectures, corrections, réunions, prises de décision, gestion de l’association qui porte la revue… Là, je ne sais pas ce qui les a motivés : au vu de la mobilisation que cela peut parfois requérir, je dirais… une pointe de masochisme ?

Deux numéros, deux thématiques fécondes : « écrire petit », « trahir ». On aimerait connaître le processus qui vous conduit à définir les motifs comme propositions d’écriture. Et ensuite comment vous « enrôlez » les auteurs en dehors du premier cercle de la rédaction.

 Difficile à dire. Attraper un mot ou un motif au vol, voir comment il tinte, retenir celui qui nous parle… Il s’agit d’ancrages qui sont à la fois ni trop ouverts, ni trop fermés. Qui évoquent d’emblée des textes, des écrivains, ou des pistes visibles (qui ne seront d’ailleurs pas toujours conservés) mais laissent aussi du champ au possible, à la prise de risque. On ne sait d’ailleurs pas a priori ce qu’en fera chaque auteur. Le principe de la revue n’est pas de couvrir de manière exhaustive ou complète le « thème » du numéro, comme on le ferait pour un dossier thématique, mais de proposer aux contributeurs de se l’approprier, de nous le donner à « entendre ». Pour ce qui est de la sollicitation, au-delà du comité de rédaction et de quelques contributeurs plus réguliers, on réfléchit à des auteurs dont on apprécie le travail (dans le champ du livre ou ailleurs) mais dont on pense aussi que notre parti pris les titillera, les intéressera. Il arrive que certains d’entre nous les connaissent déjà personnellement, ce qui évidemment facilite l’approche. Pour les autres, c’est de la prise de contact directe…

Il semble au feuilletage et la lecture le confirme que tous les textes obéissent à un « calibrage » commun – pas trop longs mais suffisamment pour que la pensée sy sente à l’aise. Donnez-vous à vos auteurs un cadre assez strict aussi bien en terme de format que de ton ?

Nous donnons, en nombre de signes, un cadre pour le format. Mais jamais pour le ton, qui est l’affaire de l’auteur. Il y a par contre, avant qu’il écrive, un échange avec chaque nouvel auteur sur l’esprit de la revue, sa ligne générale. Il la lit, s’il ne l’a pas déjà fait. Ensuite, il est bien sûr libre de nous « rejoindre » comme il l’entend. Nous faisons le pari, puisque nous l’avons invité, que son traitement de la proposition entrera dans la couleur de la revue. Une fois que la liste des contributeurs du numéro est stabilisée, je reviens un peu plus tard vers chacun pour savoir, même grossièrement, ce qu’il compte écrire, quel sera son biais. Ceci afin de prendre la mesure d’ensemble du numéro (il y a quand même environ dix-huit contributeurs à chaque parution…), de m’assurer d’un équilibre minimum, de prévenir d’éventuelles redondances et d’entrevoir un sommaire possible.

Vous brandissez aussi en 4e de couverture une formule – quasi un oxymore – : « la littérature est l’exercice jubilatoire le plus sérieux du monde » qui mérite d’être dépliée…

Nous avons passé pas mal de temps en comité de rédaction pour établir le petit texte de cette quatrième de couverture, qui devait refléter en peu de mots l’essentiel de notre projet. Une sorte d’édito ouvert à tous les numéros. Je me souviens d’ailleurs que l’on doit cette dernière phrase à Zoé Balthus. Pour l’étayer, je dirais qu’elle souligne d’abord la joie et le plaisir que nous procure la littérature ! Une jubilation que l’on s’efforce de transmettre un peu dans notre revue. Qui dit « joie » dit aussi « jeu » : il y a un certain plaisir à jouer avec chaque proposition, qui tient lieu de thème mais agit aussi comme amorce, comme contrainte. C’est pourquoi par exemple notre revue, qui n’est pas en soi oulipienne, ouvre aussi ses pages à chaque parution à un auteur de l’Oulipo. Ce fut Jacques Jouet dans le premier numéro, Frédéric Forte dans le second, ce sera Daniel Levin Becker dans le troisième. C’est d’ailleurs là la seule « rubrique » de la revue (« l’œil de l’Oulipo »). Pour autant, rien de plus sérieux que ce jeu-là. La littérature est peut-être même le dernier jeu sérieux qu’il nous reste : capable de nous enchanter, de nous détourner de ce que la réalité a parfois d’oppressant ou d’inconsistant et tout à la fois de nous y ramener avec force pour nous la donner à voir autrement, par des voies qui ne se limiteront jamais aux canaux que nous offre ou nous impose notre société. On entre par le chas d’une aiguille (« écrire petit », « trahir », …) et par ce biais on en vient aussi à agiter des questionnements essentiels : l’écriture, l’autre, le politique (Marie Cosnay et Alain Giorgetti dans le second numéro), l’Histoire et ses gouffres (Sabine Huynh dans le premier numéro, Hélène Gaudy et Hugues Leroy dans le second…)… pour ne donner là que quelques exemples.

Votre revue est inclassable : elle est à la fois littéraire même si tous les textes ne sont pas à proprement des textes de création littéraire et elle propose des essais, des textes de réflexion d’une belle qualité littéraire et souvent d’ailleurs sur des écrivains mais pas que… Ce qui lui donne son allure singulière. Cette oscillation ou plutôt ce tressage entre création et réflexion a-t-il été pensé dès le projet ? Comment trouver l’équilibre entre le surplomb et la parole vive ?

L’analyse que recouvre votre question touche effectivement au cœur même de la revue. C’est dans cette « oscillation », dans ce « tressage », qui s’effectue sur la globalité de chaque numéro mais parfois aussi au sein d’un même article, que nous creusons notre petit chemin. Sous l’impulsion des principes que défend la revue l’équilibre se fait ensuite de manière un peu organique, avec la veille orchestrale discrète que j’évoquais plus haut. Mais en tout état de cause il nous semble important de ne pas scinder parole littéraire et analyse. On aime la « parole vive » qui pense (je songe par exemple à la contribution poétique et photographique de Nolwenn Euzen qui clôt le second numéro) et l’on défend aussi l’idée qu’un texte de réflexion peut avoir valeur de « texte de création ». Je ne voudrais pas paraître présomptueux, il n’est pas sûr que nous y parvenions toujours, mais c’est en tout cas l’un des credo qui nous animent.

Peut-être peut-on prolonger cette question en se souvenant qu’au dernier Salon de la revue, vous aviez proposé une table ronde sur « littérature et hybridité » : qu’est-ce qui vous est sensible dans ce thème de l’hybridation ? En quoi La moitié du fourbi y participe-t-elle ?

Nous y sommes sensibles un peu pour le type de raisons que je viens d’évoquer. L’hybridation (mélange de genres, intégration de formes, de styles ou de sources hétérogènes), qu’elle soit douce ou collusive, a souvent la vertu de nous ouvrir les yeux, de nous pousser au-delà de nos habitudes de lecteur. Sans déclarer que nous allons jusque là, c’est aussi, historiquement, l’un des terrains de prédilection de l’innovation en littérature. Effectivement, avec La moitié du fourbi, nous nous inscrivons un peu dans ce registre, sans pour autant rechercher le spectaculaire ou l’artificiel. Je pense d’ailleurs que le monde des revues constitue un champ exploratoire privilégié pour ce genre d’expériences, de rapprochements, de boutures inédites. L’absence de « contrainte de genre » a priori, est l’une des caractéristiques qui distingue les revues de l’édition classique, encore si souvent enferrée dans des catégories un peu rigides (récit, roman, essai, poésie…). C’est un luxe inestimable !

« Une revue de plus ! » entend-on parfois dès l’arrivée d’une nouvelle venue : en quoi, si ce n’est à redire vos réponses précédentes, La moitié du fourbi occupe-t-elle une place jusqu’ici vacante ou délaissée ?

 Je n’aurai pas la prétention d’affirmer que nous occupons une place « laissée vacante ». L’inventivité des revues est foisonnante, vous êtes mieux placé que moi pour le savoir. Dans l’espace général où nous nous inscrivons (ni revue critique, ni revue de création exclusive), il existe d’autres très belles revues, fort différentes entre elles et de la nôtre. Jef Klak, Hippocampe, Le Chant du monstre, pour n’en citer que trois, me semblent naviguer dans ces eaux-là. Après c’est un grain, un « toucher », qui font l’identité plus restreinte, le périmètre spécifique où chacun se déploie. Pour revenir sur l’idée d’espace vacant, en ce qui concerne La moitié du fourbi, je le situerais plutôt au-devant de nous. Notre revue a des principes, nous pensons avoir trouvé une certaine vibration qui nous est propre mais l’aventure se joue aussi dans ce qui pourra se produire de différent. Nous n’excluons pas les « pas de côté », un numéro, pourquoi pas, qui changerait certaines règles du jeu. On aime cette idée que les portes ne sont pas fermées, que nous pouvons encore nous surprendre.

Au demeurant quel accueil à la fois public et critique a-t-elle reçu au cours de sa première année d’existence ? Avez-vous le sentiment d’avoir été lu ? Avez-vous le sentiment que facebook, réseau sur lequel l’équipe de la revue est très active, influe notablement sur le destin de la revue ?

Il me semble qu’au cours de cette première année notre revue a gagné une estime non négligeable. Mais nous sommes conscients que ce n’est pas là un acquis et que tout se rejoue à chaque parution. Les stocks de nos deux premiers numéros ne sont pas épuisés mais nous avons été achetés, lus et avons bénéficié, lorsqu’il y en a eu, de retours positifs de la part de nos lecteurs. Pour ce qui est de cette constitution d’un lectorat, je me permets de souligner le rôle central des librairies qui nous accueillent et nous défendent. Dans un contexte où les revues sont difficiles à mettre en valeur, où chaque centimètre carré de devanture est souvent compté et où il faut faire place à de nombreux coups de cœur sans lâcher la « grande » actualité littéraire, il y a un vrai engagement de leur part. Nous sommes aujourd’hui présents de manière permanente dans une soixantaine de librairies (nous nous diffusons et distribuons nous-mêmes) à Paris, en province, un peu à l’étranger. Certaines nous mettent particulièrement en avant : je pense notamment, pour Paris, à Charybde, Atout Livres, au Comptoir des Mots ou à la librairie Compagnie (spot unique en France en matière de revues), mais aussi à la librairie Ptyx à Bruxelles, au Livre à Venir à Saumur (qui détient la palme d’or de nos ventes en librairie !).

Pour ce qui est de la critique, peu de retours dans la presse écrite en tant que telle, mais les revues de manière générale y trouvent assez rarement des échos. On a bénéficié par contre de recensions encourageantes voire élogieuses dans certains médias numériques ou dans la blogosphère. Plus ponctuellement, Radio Nova et France Culture nous ont aussi ouvert leurs portes. Nous sommes également invités à Radio Campus le 26 janvier prochain pour un direct dans l’émission La bouquinerie. Susciter l’intérêt de la radio étudiante de Paris est une vraie fierté pour nous !

Pour ce qui est de facebook, oui, c’est important. Même s’il est finalement assez difficile de mesurer l’impact réel de notre présence (directe ou indirecte, par les comptes personnels des uns et des autres) sur ce réseau social, il y a là un flux de soutien, une communauté élargie d’amis ou de sympathisants qui nourrit à sa façon notre envie de poursuivre.

Au-delà des retours que j’ai mentionnés, il y a aussi le petit crédit qu’on semble nous accorder en nous conviant à certains événements. Nous serons présents sur le stand régional des éditeurs indépendants au prochain Salon du Livre de Paris ; notre revue sera représentée à Escale du Livre à Bordeaux début avril ; Hors-Limites, le grand festival de littérature en Seine-Saint-Denis, nous intègre à sa programmation 2016 : dans ce cadre, trois auteurs de notre numéro 3 (à paraître en mars) présenteront une performance autour de leur contribution « fourbiesque » chez Khiasma, aux Lilas, le 4 avril prochain. Une revue est toujours financièrement fragile et la nôtre n’échappe pas à la règle. Mais pour l’instant on est là, le cœur battant et plein de projets !

Entretien réalisé par André Chabin, le 6 janvier 2016

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