Daruma

Revue d’études japonaises

par Yann Moulier Boutang
1997, in La Revue des revues n° 23

Aux Éditions Philippe Picquier qui ont tant fait depuis des années pour améliorer notre connaissance de la littérature japonaise moderne et contemporaine paraît, ce printemps 1997, une nouvelle revue consacrée au Japon. Plusieurs bonnes raisons de se réjouir et de souhaiter longue vie à cette initiative qui part de Toulouse et qui témoigne de la vitalité des études de langue et de civilisation nippones ailleurs qu’à Paris ou à Lyon. Sait-on que notre pays est celui qui compte proportionnellement le plus d’étudiants nipponisants dans l’Union Européenne ?
Le titre de la revue vaut programme à lui seul comme l’explique la présentation liminaire de Bernard Frank, l’éminent spécialiste du Bouddhisme médiéval au Collège de France qui vient de disparaître. « Daruma » est le nom japonais de Bodhidharma, le fondateur de l’école Chan ou plus en japonais Zen. Figure parfaite de la méditation, il serait devenu cul de jatte à force de demeurer assis en lotus tourné contre un mur. Rassurons nous, selon d’autres traditions il aurait enseigné les arts martiaux à ses disciples. Sa silhouette ronde malicieuse, sorte de grotesque oriental bienveillant qui apparaît dans les peintures monochromes (1), a été annexée à la fois par la culture populaire qui en a fait un ex-voto en papier mâché ou un mobile impossible à désarçonner comme par les formes les plus aristocratiques de culture imprégnée de la pensée bouddhiste.
Invoquer le patronage de Daruma pour une équipe universitaire, c’était faire un pari tout pascalien que les habiles parviennent à court-circuiter les demi-habiles, que beaucoup d’érudition ramène à la simplicité, que le détour de la traduction dans une autre langue conduit à un autre chez soi et non à Pierre Loti ou à la cuistrerie « inutile, incertaine ». Ce que fait précisément le zen en matière de religion lorsqu’il vomit le didactisme dans la connaissance et fait passer le satori, l’éveil intellectuel par le concentré d’une blague, par le choc salutaire d’un coup de pied de l’âne théorique, par le détour nerveux beaucoup plus que par l’étalage des doctrines, les dictionnaires du gradualisme et le pathos wagnérien.
Ce pari d’un gai savoir est-il tenu ? En grande partie, pas complètement, mais tant mieux, car la perfection atteinte d’emblée, la revue n’aurait plus qu’à se saborder.
J’ai aimé ainsi l’idée de Nota Wang d’aborder la question de l’influence de l’Occident sur les intellectuels chinois en introduisant dans cette relation duelle, un troisième larron, en l’occurrence le rôle des intellectuels japonais et le changement de signe du Japon, d’abord médiateur indispensable, modèle, puis haï. En ce sens Daruma n’est pas seulement une revue française d’études japonaises mais une revue ouverte, internationale, d’études de la confrontation inter-culturelle. Point de vue suffisamment rare pour être salué.
En tant qu’ancien nipponisant, je trouve salutaire la rubrique de Laurence Labrune qui propose pour cette première livraison, une fiche de grammaire consacrée à deux adverbes casse-tête du thème en japonais mada et mô. Ces deux petits mots permettent de jongler sur le fil subtil qui sépare encore de toujours, ne plus de pas encore. Au-delà de l’intérêt évident pour des étudiants avancés en japonais, toute langue est une grille de parole (Sprachgitter) qui nous fait saisir ce qui dans notre propre langue reste à trouver, à mettre en oeuvre.
Intelligent encore le principe (facilité aujourd’hui par la composition assistée par ordinateur au point qu’il devrait devenir la règle), de recenser systématiquement les notions, les noms propres, les références bibliographiques en japonais (avec l’avantage supplémentaire que les caractères chinois incorporés dans la langue japonaise permettent aux sinisants de s’y retrouver également). Une telle précision fait de la revue un outil de recherche pour les spécialistes, mais démystifie aussi le pseudo-ésotérisme. Wismann et Bollack avaient fait de même pour le grec, en romanisant les termes grecs dans leur édition d’Épicure, d’Empédocle, d’Héraclite qui devenus prononçables pour les non hellénistes cessent d’être assénés comme des formules magiques pour devenir des notions ou des concepts que la langue d’arrivée peut s’incorporer lorsque la transposition fait subir trop de déperdition à la langue de départ. Autre avantage, le lecteur non spécialiste, peut contrôler la correction et la rigueur du traducteur.
Bon également, le principe d’un atelier de traduction, ici celui d’une courte nouvelle, même si Frères en alcool de Teru Miyamoto ne m’a pas convaincu. Probablement parce que cette littérature de témoignage dont les historiens sont si friands (il s’agit ici de l’épisode très, trop, concentré de la scission syndicale d’après-guerre avec la formation des syndicats anti-communistes et maison), n’est pas de la littérature dans la traduction qui en est donnée, parce qu’elle donne l’impression pour nous d’être écrite dans une langue passe-partout du siècle précédent. Les traducteurs ont sans doute manqué leur effet, faute par exemple d’expliquer en note, ce qui pour un lecteur japonais ou un nipponisant cultivé est la raison d’être de la nouvelle, sa botte finale: l’allusion aux quarante-sept Rô-Nin (2), c’est-à-dire le collage délibérément dérisoire sur une histoire banale et contemporaine (de syndicalisme de lutte de classe et de compagnonnage de beuverie) du mythe par excellence de la voie héroïque des samurai illustrant le sacrifice en 1702 des guerriers sans maître et évoquant par ricochet le suicide du général Nogi. Nous voilà conduits au problème de la transposition dans une autre langue, la véritable affaire de l’inter-culturalité (tant pis pour le caractère affreux du terme) que Daruma a le mérite de prendre à bras le corps. C’est précisément ce qui occupe une grande partie de cette première livraison pour notre bonheur.
C’est surtout pour la superbe contribution de Jean Sarocchi, « Traduire le haiku ? » que j’ai aimé ce no 1 de Daruma, au point d’inviter tous ceux qui s’intéressent à la question de la traduction en général, à celle des poèmes en particulier et à la poésie tout court d’acheter d’urgence ce numéro liminaire. On pouvait craindre que cet article fleuve, plus de 63 pages, sur l’une des formes les plus ramassées de poésie qui existe au monde, n’ajoute guère à la glose surabondante. Il n’en est rien. Jean Sarocchi est peut-être professeur de lettres à l’Université de Toulouse, mais il aime surtout la littérature dans sa façon d’annoncer la couleur, de décliner ses goûts, de ne pas se laisser intimider par la tradition notamment par le triple argument d’autorité qui postule l’intraductibilité: a) de l’âme japonaise, du zen ; b) de la langue et de la poésie en particulier; c) du haiku plus que tout. Il n’est pas nipponisant, donc réfute à la fois l’hyperbole des spécialistes qui enchâssent le genre sans mesure égalant Matsuo Bashô à Goethe ou à Shakespeare, tout comme l’escroquerie qui consiste à excuser l’insupportable platitude de nombre de traductions derrière le caractère insondable des 17 syllabes (5, 7, 5). Cela dit, ne vous fiez pas à ses allures de paysan, Sarocchi connaît sur le bout du doigt tous les grands auteurs classiques (Bashô, Issa Buson, Ryokan), les essais de haiku modernes, tous les commentaires, toutes les traductions en français, en anglais, et les gloses des experts. Mine de rien, il met à la portée de n’importe quel lecteur la mélopée des poèmes puisque figurent en annexe de son article les 88 haikaï dans leur langue originale, prononçables sans difficulté particulière en français (à la différence du chinois inaccessible à l’oreille à partir de la transcription phonétique pinyin du fait déjà du simple problème des tons). Prenez par exemple l’un des haiku célèbre entre tous : le Corbeau ; dans une des traductions désespéremment plate : Sur une branche morte /Repose un corbeau : /soir d’automne (3). La simple lecture de la transcription (p. 68) karéédani/karasunotomarikéri/akinokuré fait comprendre à un enfant sensible aux comptines que l’allitération de la mélopée a totalement disparu, ce que pourtant le crible de la langue française connaît dans le croassement du corbeau.
Non content de s’arrêter en si bon chemin, sa glose rattache le genre au zen qui doit combiner surprise, jeu de mots, ironie, matériau simple et genre mineur avec quelques fulgurants insights, coup de sonde ou de lancette spéculatifs avec au passage quelques attrape-nigauds pour les cuistres, les bigots, les esprits lourds. Amateurs du leitmotiv wagnérien s’abstenir aurait dit Nietzsche. Notre pèlerin malicieux s’en donne à coeur joie : l’enflure prétentieuse de tel expert, l’ahurissante pauvreté poétique de tel traducteur, les tours de passe-passe embarrassés de tel autre écrivain-poète et traducteur, rien n’échappe à sa joyeuse férocité. On n’y sent pourtant pas l’aigre saveur du règlement de compte, mais une vraie proximité du seul véritable problème du traducteur en la matière : transposer, transposer inlassablement, trahir au besoin pour rester à la hauteur de ce qu’il a charge de conduire à bon port, la poésie en l’occurrence dans ce genre. Lisez sans tarder ce qu’il dit du haiku, petit caillou, scrupule de David contre le Goliath de l’enflure et des « grands genres » : « Oui, juste un petit caillou pointu et l’âme du monde émue ; un caillou, rien qu’un, et le rien éployé. » Ou bien voyez le dialogue sans complexe qu’il établit entre les maîtres japonais du genre et tel vers de René Char, pour arriver à l’éloge de la trahison qui seule est fidèle, là où la traduction fidèle tue la poésie, le vers, le mètre, la langue enfin, la nôtre, et vous aurez gagné gros à la lecture d’une revue.
Souhaitons que la prochaine livraison de Daruma soit de ce calibre. De quoi lui pardonner facilement les articles plus universitaires, moins passionnants, une formule typographique qui se cherche encore.

1. Nul doute que cette métamorphose et dégénérescence est un superbe coup de patte ironique, comme en témoigne le kakémono de Sengai (1750-1837) du crapaud en méditation: le Zen recommande la méditation assise mais les « habiles » qui maîtrisent la pensée de derrière savent bien que cette position ne permet pas en elle-même d’atteindre la nature de Bouddha, sinon le crapaud toujours assis serait le sage par excellence. Voir le kakemono de la donation Sengaï, collection Sazo, Musée Idemitsu, Tôkyô, qui figure au catalogue de l’exposition à Paris, 26 mai-24 juillet 1994, Sengaï, Traces d’encre, no 18.
2. Voir l’adaptation-compilation, Le Trésor des Loyaux samourais par G. Soulié de Morant, Club des Libraires de France, 1959 et puis la traduction Le Mythe des quarante-sept rônin, Quatres drames traduits par R. Sieffert et M. Wasserman, Presses Orientalistes de France, Paris, 1981.
3. Anthologie de la poésie japonaise de Karl Petit chez Seghers. Je prends cette traduction à dessein car dans les années soixante elle circulait beaucoup chez les non-initiés.


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