Une poésie de l’attention

 

On est toujours un peu surpris de l’intérêt pour la forme du haïku, curieux de ce qu’on entend dans une forme codifiée qui fait de la brièveté, de l’ellipse, du silence, de mystérieuses correspondances, d’échos discrets, la clef de voûte d’une poétique qui vient d’ailleurs. On en connaît les maîtres, lointains et délicieusement opaques – Matsuo Bashō, Kobayashi Issa (lisez Sarinagara de Philippe Forest), Ishikawa Takuboku (découvrez la bande dessinée Au temps de Botchan tome 2 de Sikikawa et Taniguchi), Ryūnosuke Akutagawa… Et quand on découvre la revue Gong qui se consacre entièrement et exclusivement à ces poèmes dont quelque chose nous échappe en même temps qu’ils provoquent un saisissement rare, on l’est encore davantage.

 

Mais de quoi va parler cette revue ? Quels textes nous donnera-t-elle à lire ? Comment dépassera-t-elle une dimension strictement anthologique ? Comment peut-elle faire connaître une poésie que l’on relie immédiatement au Japon ? Comment l’ouvrira-t-elle à d’autres langues ? Moult questions qui s’amplifient encore lorsqu’on ouvre le 86e numéro de Gong. C’est qu’évidemment la matière dépasse l’exotisme, la transmission pédagogique ou la promotion culturelle. C’est que la revue propose un cadre d’écriture, offre une forme à partager. C’est-à-dire qu’elle explore, en français, en japonais, en d’autres langues, la restriction d’une forme poétique, d’une règle pour investir le monde, nos expériences et, finalement, les partager.

 

Oui, Gong partage d’évidence une écriture, une poétique, qui met la perception, la durée, au centre. Et, pour reprendre une expression que sa rédaction apprécie, qui essaime. Elle accueille en effet des haïkus de tous horizons – francophones, avec des écrivains divers qui s’approprient ces traits de l’écriture poétique, du monde entier aussi, et du Japon au premier titre – pour les relier à nos expériences, au réel. On est bien loin de l’espèce d’évanescence quelque peu incongrue que l’on associe trop souvent à cette forme qui se prête, avouons-le, au cliché ou à la dilution.

 

La revue en effet ne fonctionne pas sur un principe anthologique ou pédagogique. Elle fait circuler des poèmes autour d’un thème, d’une question, d’un enjeu qui saisit notre présent. Comme pour mieux dire la vie, en éprouvant une forme au réel. C’est cette circulation qui porte Gong. Sa nouvelle livraison aborde le sujet de la santé, de la maladie, de la souffrance et travaille à penser ce que la forme poétique qui l’occupe peut aider à en dire, à en reconfigurer l’expérience. Car « malade, on veut saisir à tout prix chaque instant de vie, qui dès lors devient plus intense, plus vivide ».

 

Kyoto Zen Garden (détail) © CC BY 2.0/Amanda/Flickr

 

Et la tension du haïku semble parfaite pour dire la ponctualité des expériences, l’affaissement de la mémoire, la douleur ou la désorientation, les souffrances physiques que l’on peine à exprimer comme les angoisses existentielles qui nous débordent. Le numéro ainsi introduit, commente, série des types d’expériences poétiques et personnelles autour de la maladie. Qu’on envisage le haïku comme une thérapie ou comme une distanciation, qu’il plonge dans l’intime pour en dire quelque chose de lumineux, qu’il universalise une expérience, les sections de la revue entreprennent la variété de pratiques poétiques d’une grande richesse qui se dissimule derrière une modestie de moyens.

 

On lira des poèmes sur l’hôpital, sur la douleur, sur le vide ou le manque. On découvrira un éditeur qui publie des haïkus en Espagne, des bibliographies, des commentaires, des ouvertures vers d’autres lectures. Mais toujours la revue semble revenir à l’expérience du poème, à l’arrêt qu’il provoque, aux idées et aux sensations suspendues, retenues, inscrites.

 

On lit ainsi des haïkus qui transmuent l’expérience, l’ordonnent, lui donnent une densité :

 

Moment sans douleur

Une lune pâle

En plein jour

(Takarai Kikaku)

 

Le bouquet de pivoines

Sur la table de nuit

Pèse plus que toi

(Isabelle Marmissolle)

 

ciel bas

les yeux très gris

de l’infirmière

(Éric Hellal)

 

couloir des urgences

le ballet des blouses blanches

autour de son fils

(Anne dealbert)

 

chemin en chimio

les toiles d’araignée

remplacent mes cheveux

(André Cayrel)

 

À lire Gong, on se dit que ce choix n’est pas aussi improbable qu’on l’aurait imaginé paresseusement. Elle nous rappelle quelque chose de la beauté, de la ténuité, de de la grâce de nos vies. Et surtout nous rappelle d’y prêter attention.

 

Hugo Pradelle