Plonger sous la surface

Iceberg dans sa globalité (photomontage) (Uwe Kils, Wiska Bodo) © CC BY-SA 3.0/Uwe Kils/Wikipedia

 

« Nous vivons dans un monde où la nature est devenue un simple accessoire. Une chose aussi anodine qu’un ticket de Bingo à gratter sur le coin d’une table ». L’Iceberg donne le ton. Il est vrai que la revue s’attaque à des questions franchement peu réjouissantes et ne recule pas devant l’engagement. Elle n’hésite effectivement pas à dénoncer les dérives d’un capitalisme immodéré et catastrophique pour l’environnement. Mais elle nourrit des ambitions autres que le seul militantisme écologique.

 

L’Iceberg, c’est une masse de glace, solide, majoritairement immergée, indépendante de la banquise. Il représente aussi l’invisible, la part d’ombre, l’obstacle dont l’ignorance mène au naufrage. Comme le stipule le manifeste de la revue, la désinformation constitue l’ennemi numéro un de la lutte contre le changement climatique. C’est pourquoi elle s’attache avant tout à « croiser les regards », plonger sous la surface, fournir à son lectorat des contenus scientifiques, littéraires et artistiques pointus. Rien d’étonnant, compte tenu de sa structure éditrice, Natura Sciences, dont les rubriques du site internet : « comprendre, décider, agir » résument parfaitement les ambitions. Alors à quoi se rapporte la part immergée de L’Iceberg ? Ces voix que l’on entend trop peu et qui pourtant alertent depuis les profondeurs, étouffées par les discours démagogiques d’une économie profondément énergivore. L’approche pluridisciplinaire de ce premier numéro offre une vision à 360° d’un des défis environnementaux les plus importants de notre temps : la fonte des glaces.

 

Ces enjeux qui résonnent dans les débats de la communauté scientifique depuis plusieurs décennies maintenant dissimulent une réalité complexe et particulièrement inquiétante. Cela dit, L’Iceberg n’entend pas s’enfoncer dans un discours fataliste et désespéré, au contraire ! N’est ce d’ailleurs pas ce que les couleurs vives et chaleureuses de l’illustration de couverture, réalisée par HifuMiyo, traduisent ? Ne nous laissons pas distraire par cette douce et paisible ambiance, la revue a des choses à dire. « Course au profit, course à l’argent, course à la survie », « manigances des gros portefeuilles avides », « monde anti-écologique », l’éditorial exprime avec netteté la colère de toute une génération face à l’indifférence d’un système prêt à tous les excès pour engranger du profit.

 

L’Iceberg se veut un lieu de rencontre des points de vue, moyen de transmettre une expertise environnementale pour « construire ensemble la résilience écologique ». Sur les premières pages, chiffres, données, statistiques rendent compte d’une situation objectivement difficile à confronter. Un état des lieux qui s’avère néanmoins essentiel à la compréhension des enjeux traités par les différents intervenants, aussi bien dans le domaine des sciences que dans les disciplines artistiques.

 

« L’amour des glaces chevillé au corps »… Voilà un titre presque romanesque pour souligner l’engagement et les préoccupations de la glaciologue Heïdi Sevestre, laquelle livre ses inquiétudes et ses analyses dans un « grand entretien » très stimulant. Une formulation affective qui suggère la passion incontestable d’une chercheuse en lutte. Toutefois, malgré la dimension sensible de son témoignage, c’est bien le fait scientifique qui occupe le devant de la scène dans une discussion aussi éclairée qu’éclairante. Heïdi Sevestre expose alors toute la complexité des problématiques qui entourent la fonte des glaces à l’heure où celle-ci pourrait bientôt engendrer des bouleversements majeurs et irréversibles. Elle démantèle également les pseudo-solutions apportées par la géo-ingénierie, qualifiées d’« aberrantes », ambitions manipulatrices de ceux qui perçoivent dans la catastrophe écologique un terreau fertile pour l’émergence d’une nouvelle économie.

 

À ce stade, Il semblerait encore possible d’adopter ce que l’on appelle communément la « politique de l’autruche ». Détourner le regard, changer de chaîne, tourner la page… Comment interpeller le citoyen dans une société où les discours contradictoires s’entrechoquent frénétiquement, et dans un désordre presque malsain, dans l’espace médiatique ? Comment concrétiser la donnée scientifique auprès d’un lectorat pour qui les paysages polaires ne représentent qu’une image lointaine et imprécise ? Ces questionnements, il ne fait aucun doute que l’équipe de L’Iceberg les pose sans ambages.

 

 

La revue ne se cantonne pas à l’exposition d’un problème d’envergure planétaire. Elle invite également à changer d’échelle, visiter des territoires méconnus, rencontrer les populations locales et constater les conséquences d’un tel changement environnemental sur leur quotidien. Rendez-vous sur l’archipel du Svalbard, en mer du Groenland. Température caniculaire : 6 C°… frisquet ? Les deux adolescentes entrain de bronzer paisiblement au bord de l’eau, illustrées par Marie Artuphel, n’en diraient pas autant ! Néanmoins, le ton humoristique de ces témoignages ne masque pas la crainte générale liée à la modification des territoires à laquelle les habitants doivent dores et déjà s’adapter.

 

Là où L’Iceberg se distingue de toute autre corps de glace, c’est par son indépendance. Autonomie revendiquée, loin des contingences économiques imposées par les géants de l’ édition. Intègre ? Indiscutablement. Solitaire ? Loin de là ! C’est d’ailleurs peut être à ce niveau là, précisément, que la métaphore de l’iceberg trouve sa limite. Quelles voix un objet qui dérive seul en pleine mer pourrait-il bien porter ? À ce sujet, l’équipe de rédaction affirme son parti-pris avec enthousiasme  : « Créer une revue indépendante, cest un défi. […] Ce choix est essentiel : cest ce qui garantit notre indépendance éditoriale, notre capacité à enquêter sans compromis, et à proposer des analyses exigeantes, loin des lobbies et des intérêts privés. […] Nous croyons en la puissance du collectif et avons décidé de démarrer cette aventure avec vous. »

 

Un affranchissement qui s’offre au lecteur dans toute son authenticité. On peut observer L’iceberg de loin, s’attarder sur l’un de ses nombreux versants, mais aussi et surtout, en faire le tour. Et quelle ronde ! De la glaciologie à la poésie en passant par l’archéologie et le cinéma, la revue propose une approche remarquablement complète de son champ. Reflet d’une portée universelle et militante dans un monde où la question écologique ne connaît ni frontières géographiques ou disparités sociales, ni cloisonnement disciplinaire.

 

La conception graphique de la revue traduit d’ailleurs on ne peut plus fidèlement la profusion de ses contenus. On notera le travail typographique apporté à la têtière, laquelle revêt les allures d’un sérac égaré sur le fond bleu marine de la couverture. Par ailleurs, les polices de caractères choisies, aussi contrastées soient-elles, évoquent toujours l’atmosphère des paysages maritimes et glaciaires. Plusieurs illustrateurs apportent également leur patte graphique à ce premier numéro. Les dessins de presse de Julien Couty côtoient l’univers coloré de Jeanne Macaigne, les expressions spontanées de Jonathan Blezard ou encore les reportages dessinés de Damien Roudeau. Chaque rubrique bénéficie alors d’une identité visuelle singulière où photographies et arts plastiques partagent un espace commun.

 

Par des procédés multiples, la réflexion éditoriale n’hésite pas non plus à dépasser les codes usuels et normés de la mise en page qui reflète finalement la rencontre de points de vues pluriels, où les témoignages sensibles cohabitent avec une approche méthodique et rationnelle de la question écologique. Par ces variations d’ambiance, L’iceberg surprend et bouscule son lectorat autant qu’elle l’invite et l’accompagne à travers ses diverses préoccupations. Tantôt les illustrations à bords perdus submergent l’espace de la page et induisent une lecture des contenus volontairement déstructurée. Tantôt l’espace immaculé du papier reprend ses droits, la ligne s’allonge, le paragraphe s’étend. On ralentit, on respire, on prend le temps. Alors, linformation trouve une résonance autre quun simple déferlement quotidien et épuisant dimages et de titres-choc dont les enjeux restent bien souvent opaques aux yeux du grand public. LIceberg, cest lart de rendre transparent, donner à percevoir les subtilités d’une question urgente et complexe, conscientiser lindividu face aux défis qui jalonnent son propre devenir. Peut être, à ce moment précis, dans le blanc soulèvement des mots, pouvons nous percevoir ces paysages de glace en danger, silencieuse froideur, mystérieuse immensité.

 

Agathe Berthier