Tiqqun

Organe conscient du Parti Imaginaire. Exercices de Métaphysique Critique

par Perig Pitrou
2000, in La Revue des revues no 28

« Le moment de la destruction générale des choses a reçu, dans la tradition sabbatéenne, le nom de Tiqqun ». Selon les auteurs de la revue Tiqqun, la destruction du monde actuel – qui sera aussi la restauration d’une réalité plus vraie – est imminente pour qui sait la lire dans le cours de l’Histoire. Dans une telle situation, plutôt que de songer à reformer quoi que ce soit (« Quand une civilisation est ruinée, il lui faut faire faillite. On ne fait pas le ménage dans une maison qui s’écroule »), ils se proposent de rentrer en guerre contre la Société du Spectacle. Leur projet est donc double : interpréter correctement le monde, mais aussi participer à sa destruction.
L’interprétation du monde qui est proposée se fait depuis le point de vue explicité dans un texte intitulé « Qu’est ce que la métaphysique critique ? ». Contre la « frivolité de l’époque » et la « déréalisation du monde », il s’agit de s’attaquer à la dénomination marchande qui prend à notre la figure du Spectacle. La situation est en effet telle que « le néant a visiblement pris quartier dans l’intimité des choses et des êtres ». La Métaphysique Critique, en tant qu’elle est « ce qu’il y a de plus réel », peut alors se définir comme « la négation déterminée de la dénomination marchande ».
La première perspective critique est existentielle et s’appuie sur la théorie du Bloom. « Bloom » est le nom donné à une figure dominante dans l’humanité actuelle, celle d’un homme sans qualité et sans substantialité (que l’on rencontre déjà chez Musil, mais aussi chez Michaux, Pessoa, Kafka ou Melville, ou encore dans le Dasein heideggerien). En ce sens, le Bloom n’est rien, il est « le Néant masqué ». Mais le Bloom est aussi une réalité ambivalente. En effet, il représente, « en tant qu’expression positive de l’extrême dépossession, le produit le plus exemplaire du Spectacle. Mais il est en même temps, en tant que pur néant intérieur, l’altérité irréductible devant quoi le Spectacle doit rendre les armes. » Autrement dit le Bloom bien que pur produit du Spectacle (le Néant réalisé) est aussi celui qui « demeure désespérément inaccessible à la dénomination ». En particulier chacun conserve la possibilité de lutter contre le Néant en s’essayant à une phénoménologie de la vie quotidienne dont le but est de s’ouvrir à l’expérience métaphysique. C’est ainsi en allant acheter son pain que l’un des auteurs raconte avoir fait l’expérience de « l’irréalité de ce monde, [et de] l’abstraction réalisée qu’est le Spectacle ».
Les critiques sont aussi dirigées contre des phénomènes globaux. Ainsi dans « l’économie considérée comme magie noire » est mise en évidence la profonde parenté existant entre l’économie moderne et l’économie dite primitive. L’économie étant « en son essence un rituel magique » il n’y a pas, comme l’on pourrait croire, de rupture ou d’opposition entre la société primitive et la société moderne puisque « la société capitaliste avancée est […] la première société primitive ». Enfin, de nombreuses réflexions sont consacrées à la Biopolitique (qui selon Foucault « le pouvoir de faire vivre et laisser mourir », installant « des mécanismes de sécurité concernant tout ce qu’il y a d’aléatoire dans chaque population d’êtres vivants » afin d’« optimiser un état de vie ») dans Hommes-machines, mode d’emploi notamment. Ce texte explique de quelle façon la vie et le désir sont devenus le champ d’intervention de la politique et de la technique. En analysant comme un symptôme l’apparition récente du Viagra, les auteurs dressent le sombre tableau d’une époque dans laquelle le désir devient indifférent et mécanique tandis que s’achève le passage de « l’ars erotica à la scientia sexualis ».
Toutes ses analyses riches et minutieuses, qu’il n’est évidemment pas possible de résumer en quelques lignes, doivent déboucher sur une action puisque, après avoir correctement interprété le monde, il s’agit aussi de le transformer («notre perspective est purement pratique », nous disent les auteurs). Tout le problème est alors de penser un nouveau mode d’action susceptible de mettre en danger le Spectacle. Ce problème renvoie directement à la question de la communauté qui se trouve au cœur de toute la démarche de Tiqqun. En effet, « la question de la communauté, qui se pose dorénavant comme l’enjeu de la création libre d’un commun autonome, est la seule qui ouvre à la contestation sociale la sortie du nihilisme. » Cette communauté d’un genre nouveau prend la forme d’un « pari Imaginaire » qui, on s’en doute, n’est pas un parti comme les autres. En effet, « le Parti Imaginaire se présente […] comme la communauté de la défection, le parti de l’exode, la réalité fuyante et paradoxale d’une subversion sans sujet. » Après cette définition, la difficulté majeure consiste à préciser ce que peut être une telle subversion sans sujet et comment elle peut être mise en œuvre.
Cette nouvelle forme d’action, les auteurs en voient l’expression et la préfiguration dans les actes individuels que l’on qualifie hâtivement de « gratuits ». Ces « actes étranges » (violences absurdes, tueries, suicides) attestent de la présence en chaque Bloom d’une capacité de nuisance que le Spectacle ne pourra jamais éliminer. Au niveau collectif, les révoltes « silencieuses » ayant eu lieu à Turin en 1998 offrent l’exemple d’un phénomène de pure destruction, sans concertation ni revendication annonçant des formes de luttes originales et à venir (Le silence et son au-delà). Tiqqun signale enfin « quelques actions d’éclat du Parti Imaginaire ». Il s’agit, entre autres, d’un sermon fait sur la place de la Sorbonne, dans l’objectif de « politiser la métaphysique » ; ou encore d’une promenade sur une plage d’Arcachon avec une banderole sur laquelle on pouvait lire « vous allez mourir – et vos pauvres vacances n’y peuvent rien » dans le but de « généraliser l’inquiétude ».
En somme, cette revue est pour le moins atypique et, à certains égards, elle tient plus du manifeste que de la publication périodique. Il est d’ailleurs significatif qu’aucune périodicité ne soit annoncée, ce qui nous invite à lire le numéro 1 de Tiqqun comme un ensemble achevé tout autant que comme le premier chapitre d’un « livre à venir ». Enfin, Tiqqun est une revue hybride, à la fois revue de philosophie et revue de combat. Revue de philosophie parce que les références (Adorno, Blanchot, Debord, Hegel, Heidegger, Jünger, Lukàcs, Marx, etc.) et les concepts utilisés supposent un certain savoir philosophique sans lequel il semble difficile de comprendre le sens de la plupart des textes. Revue de combat aussi, parce que le discours et les perspectives des auteurs se veulent offensifs et se déploient dans l’horizon d’une guerre qui, pour n’être « précédée d’aucune déclaration », n’en demeure pas moins réelle et effective à leurs yeux. Dans ces circonstances, le lecteur, sera libre de décider si, à l’occasion ou à la longue, une certaine rhétorique employée ne tend pas à l’enfermer dans une interprétation unilatérale de la réalité.


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