
Un poème frappe ou ne frappe pas une sensibilité. C’est généralement immédiat. On pourrait y trouver une forme de radicalité de la lecture, comme le saisissement d’un signe. Ce sentiment, cette expérience, semblent encore accentués lorsqu’on lit une revue. Parce que, quelque part, on n’a pas le choix, qu’on a moins le choix. Que l’on accorde une confiance. Il faut dire que l’on accepte ainsi de plonger dans une langue, une forme, un texte, médiatisée, présentée, offerte. Parfois cela fonctionne d’évidence, parfois pas, parfois il faut du temps. Les revues s’apprivoisent.
Régulièrement, la revue de belles-lettres propose un regard sur un corpus défini – national, linguistique, thématique – et certains de ses numéros se centrent sur un objet qu’il faut travailler, mettre en scène en quelque sorte. On y présente un choix, on organise un ensemble. C’est une affaire de transmission, de pédagogie, de partage. On veut circonscrire en même temps qu’ouvrir à la curiosité. Faire œuvre d’une diversité disparate et signifiante. Exercice ardu qui réclame une distance et un adhésion lucides.
Et les lecteurs peuvent s’enthousiasmer de l’inconnu, de voix qui les assaillent, les obligent. Y éprouver le plaisir de se laisser guider, surprendre. Le nouveau numéro de la rbl obéit à une situation, sonne comme une mise au point. Comme une lentille qui établit la netteté d’une image. Après s’être attachée à la poésie de langue italienne récemment, la revue explore un corpus de poètes alémaniques. On peut le lire comme un ressaisissement et une volonté de s’éclairer en même temps que ceux qui lisent la poésie d’une proximité. C’est faire question à l’habitude et au familier. Chose peu aisée en définitive qui réclame la juste distance.
Et c’est peut dire que la revue fait un choix juste et lucide en confiant au poète qu’elle invite de mettre au centre six autres poètes qui échappent à la rédaction. C’est à la fois un regard centré et décentré qui structure ainsi une livraison d’un dossier de grande tenue. On le lira ainsi tel une constellation avec au centre la figure remarquable de Klaus Merz dont Marion Graf resitue le travail – singulier dans ses formes brèves ou une écriture claire qui saisit des instants ou des choses – d’un poète qui « accueille la pulsation du monde et crée un cosmos complexe » qui sait que « la réalité ne peut être saisie si ce n’est au présent », que le poème se nourrit d’un « matériau latent », s’ouvre « au dicible et à l’indicible ». Sa poésie semble revenir toujours à l’expérience physique, première, de figurer le monde. En pénétrant « dans l’immense entrepôt d’expériences de l’humanité », il faut désormais « dire le monde ». Entreprise émerveillée que porte une langue cristalline, pure et rude à la fois.
On découvre dans cette anthologie, de superbes poèmes brefs, des textes sur la peinture et les images (très beaux extraits du Regard contenté), une sorte de micro-fable presque comique sur un trajet en train avec un devin indien…
Lisons celui-ci, pour commencer :
Au commencement la parole.
Puis on l’épelle
avec précaution. En lisant.
En écrivant. En silence.
Entre désir et
souvenir le gris tendre
du jour en jachère.
Il y a quelque chose de presque parfait dans cette forme de poème qui se joue et de la syntaxe et de la ponctuation avec une efficacité qui nous rive à la densité de l’expérience du langage. Quelque chose frappe, comme une image très élaborée que l’on saisit sans s’en rendre compte. Ainsi, le poème « Selfie » :
Tourner le dos
au monde, retenir
son souffle.
Mais à la volte-face
de notre image
il n’y a pas d’échappatoire.
On entend-là une véritable éthique poétique, une rigueur, une justesse. Un effet de précision, de retranchement de l’inutile, de radical resserrement de la forme poétique qui semble avoir guidé le poète à en choisir six autres. À faire toucher des voix qui gagnent une netteté sûre. Comme l’écrit Sasha Garzetti dans son épilogue :
tu
maintiens l’équilibre
jusqu’à la première phrase.
Lucidité du propos, lucidité des formes. On est impressionné par la série de poèmes de Thilo Krause autour de la figure du père dont des bribes biographiques semblent hanter les poèmes. Comme par la belle série intitulée « L’arrivée des arbres » de Svenja Herrmann qui frappe le lecteur qui nous confie :
L’ange du poème
monte
il plane au-dessus des gouffres
et parle quand je me tais
je vais derrière ses mots
alors le silence s’élargit
et j’entends battre ses ailes
Quelque chose dans cet ensemble de sept poètes demeure suspendu, en équilibre. Il figure ce qui est soi et ce qui ne l’est pas, semblant travailler une poésie du dedans et du dehors, acceptant un ordre mystérieux des choses, de la conscience, de l’histoire intime, des choses qui nous entourent et nous font signe, de ce que l’on peut exprimer enfin, ou pas. Ainsi, à ce beau poème de Sascha Garzetti :
J’écris, je frappe
avec les mots à une porte
dont je ne sais
si elle existe,
je cherche dedans, dehors,
une voix
pour la nuit
avant qu’elle n’en trouve une
pour moi
Semblent répondre ces vers de Klaus Merz :
Quelquefois ça me saisit
par derrière : retire-les tous
tes mots.
Hugo Pradelle

