Parcelle à cultiver

 

Que dire d’abord pour vous présenter Querelle, dont on a entre les mains le numéro zéro ? On peut déjà, simplement, commencer par le décrire : le format (15 x 21) est celui d’une brochure souple, donc très maniable, d’une petite cinquantaine de pages tout en couleurs souvent saturées, et ponctuée d’illustrations, photos ou collages principalement. Avant même la lecture, le sous-titre intrigue un peu : « Littératures en pagaille ». L’édito nous éclaire d’emblée sur le sens à donner à ce mot-étendard, querelle, compris ici positivement comme une envie de conversation débridée et effervescente : « À travers cette revue, nous voulons faire de la querelle une méthode d’écriture, un espace où les tensions, les désaccords et les confrontations permettent de creuser les questions qui nous traversent – et garder la joie et la rigueur de nos études littéraires », font valoir les initiateurs dans un papier introductif écrit à huit mains : Antoine Chevreau, Maria Sofia Vacaflor, Marjorie Net, Ryme Ouanane. Apparemment on est donc là entre ami.e.s – et tout ce petit monde est jeune -, réunis pour faire collectif (« s’aventurer ensemble » disent-ils), faire société – plus vivante que savante – dans le but d’élargir le cercle des connaissances partagées. C’est un peu un esprit auberge espagnole, si on veut. Pourvu qu’il soit curieux et bienveillant, le lecteur fera donc son miel de contributions qui épousent différents registres subjectifs : témoignage, essai, chronique, entretien. Voyons voir tout cela d’un peu plus près…

 

L’introduction passée, la revue s’ouvre sur l’autoportrait de Maria Sofia Vacaflor*, jeune femme d’origine bolivienne installée à Paris, et dont l’appétit de vivre le plus d’expériences possibles vire souvent à la submersion émotionnelle. Sans doute un symptôme d’époque, générationnel (encore que…) induit par la sollicitation permanente du modus vivendi hyperconnecté. Elle confie ses états d’âme avec une sincérité désarmante, à l’écoute de ce désir obsessif  de ne « jamais rater les choses ». Quête contrariée d’ubiquité, donc, nerveusement usante, que seule, peut-être, l’attention pleine et poétique au temps présent peut contrebalancer… Dans ce premier texte il est question, à un moment, de bilinguisme et de déracinement géographique, thèmes que l’on retrouve un peu plus loin, sous une autre forme et sous la plume cette fois de Ryme Ouanane qui nous restitue, si on a bien compris, la substantifique moelle d’un travail universitaire qu’elle a mené sur les écrits de l’algérienne Souad Labbize : « Son œuvre nous propose un horizon de réflexion pour questionner nos rapports aux langues [le français et l’arabe, littéral ou dialectal] : celles dans lesquelles nous parlons, lisons et écrivons. » Une façon de s’interroger sur la circulation des mots, des idées et des expériences d’une culture à l’autre, d’un imaginaire à l’autre. Une histoire d’aller-retour, de cohabitation, de traduction, aussi.

 

© Querelle/Vincent Poulet

 

Antoine Chevreau, lui, prend langue avec Laurent Heitz, un concepteur d’escape game à Paris, ce qui nous vaut de pénétrer dans les coulisses d’un univers qui se veut toujours plus sophistiqué : « On tend à s’approcher de plus en plus du théâtre immersif, dans lequel les protagonistes assistent à des performances et finissent par participer à l’écriture du scénario », observe l’intéressé à propos des évolutions récentes de ce monde-là, dont les adeptes, passionnés ou occasionnels, sont toujours plus nombreux. Vécu comme un loisir, l’escape game aurait-il désormais des prétentions artistiques en se faisant quasi spectacle vivant ? On dirait bien que oui… Enfin, c’est à Marjorie Net qu’il revient de boucler ce numéro inaugural. Elle passe à table, mais pas à n’importe quelle table : celle du dernier repas, l’ultime, l’ante-mortem disons. Improvisant une « typologie imparfaite », elle évoque ainsi des scènes de la série new-yorkaise Girls ou du versaillais Marie-Antoinette, le film de Sofia Coppola, pour en dégager quelques significations symboliques. Elle relit, après bien d’autres, l’hugolien Dernier jour d’un condamné ou revisite l’incontournable Cène (ultima cena, en italien, soit le dernier repas). « Le dernier repas, au fond, est un mythe. Un besoin de donner forme à l’irréversible. De suspendre la fin par un rituel. De faire communion et d’accéder à l’éternité. »

 

Alors, notre impression d’ensemble ? C’est assez réjouissant et prometteur, quoique pas tout à fait raccord avec la déclaration d’intention, qui promettait plus de frictions et de mordant. On s’attendait en effet à davantage de débats contradictoires et de divergences insolentes. Tensions, désaccords et confrontations, annonçait l’intro, rappelez-vous ; or là, dans ce galop d’essai, on entend bien des voix attachantes mais pas d’éclats de voix. Bref, et pour le dire autrement, Querelle est plus sage et policée qu’elle ne le voudrait peut-être. Mais encore une fois il s’agit d’un numéro zéro, donc d’une version alpha, encore instable et appelée à évoluer. On est bien curieux de voir comment cette nouvelle venue dans le paysage va cultiver sa petite parcelle où chacun.e peut venir semer ses graines : « Il y a l’ambition de montrer l’ébauche d’un travail collectif, qui débute à quatre mais peut s’étendre à l’infini on l’espère », s’enthousiasme à l’avance le quatuor fondateur. Alors espérons avec eux, et mieux, encourageons-les.

 

Anthony Dufraisse

 

* Cette même contributrice revient aussi, ailleurs, sur ce fameux jour de février 1976, à Mexico lors d’une soirée, où Mario Vargas Llosa a collé un pain – si, si – à Gabriel García Márquez. Une scène entourée d’un mystère certain car, aujourd’hui encore, nul n’est certain de connaître la raison (une histoire de femme, des bisbilles sentimentales ?) de cet accrochage public entre les deux grands écrivains péruvien et colombien…