J’aime beaucoup ce que vous faites…

Revue littéraire et artistique

par Jérôme Duwa
2005, in La Revue des revues no 37

À un tel titre, qui programme d’emblée toute la dimension affective de cette revue, on a bien envie de répondre sans la circonspection incombant habituellement au commentateur : moi aussi, j’aime beaucoup ce que vous faites…
Mais parler d’approche affective ne doit pas laisser accroire que le projet de cette revue vraiment nouvelle soit des plus rudimentaires. Quand en aura-t-on fini avec cette sorte de mauvaise conscience intellectuelle bêtement honteuse de fonder le goût littéraire sur le critère de la sensibilité ? Jamais, sans doute. Mais on peut aussi opportunément se souvenir que pour Gilles Deleuze, la littérature est créatrice d’« affects », ce qui ne signifie absolument pas qu’elle reproduise simplement des affections ou qu’elle en organise l’universel reportage. L’affect est une expérience inédite de « devenirs non-humains (1) ».
La déclaration du titre engage en vérité la revue bien plus loin que ne le suggère d’abord l’aspect primesautier de la formule : aimer absolument ce que fait un écrivain, c’est chercher sa « voix » dans ses textes finis, publics, mais aussi dans ce que Christian Alandete et Agnès Violeau appellent les « documents d’auteurs ». Cela exige du lecteur plus qu’une salutaire innocence. Il en va d’un changement de perspective qui consiste à saisir « l’œuvre » aux moments où l’on s’y attend le moins : avant ou après son achèvement et sa circulation sous la forme d’un livre prêt à être sagement rangé. La revue donne à voir le processus créatif du livre ou en mesure la réception, par exemple à travers le palmarès des ouvrages empruntés dans une bibliothèque.
Le sens de cette lecture en amont du livre, communément laissée aux seuls chercheurs, est déplacé : le parti-pris esthétique, plasticien, prend alors le pas sur l’enjeu strictement scientifique. Ces moments où l’écrit n’est en aucune manière une marchandise ne sont-ils pas plus précieux qu’on ne l’imagine ? L’écriture est saisie dans son devenir intime et l’on s’affranchit un temps de toute préoccupation quant à son terme. On comprend la référence à Valéry glissée par les deux pilotes de cette entreprise proposant un contrat de lecture atypique : la « manière » dont l’œuvre a été faite prime sur « l’œuvre faite (2) ». Puisque notre goût contemporain nous fait parfois légitimement préférer les carnets de croquis ou d’esquisses d’un grand peintre à ses œuvres finies, notre éducation esthétique nous a prédisposés au plaisir de l’écriture inachevée ou en cours d’élaboration.
Ce n’est sans doute pas qu’un heureux hasard si l’on pénètre dans J’aime beaucoup ce que vous faites… en traversant la vaste salle de lecture d’une bibliothèque entièrement vide, mais dont les rayonnages en bois paraissent hantés par des livres d’outre-tombe. Chaque volume de cette bibliothèque fantôme s’anime comme une flamme et l’on reste fasciné par ce bel incendie allumé par l’artiste italien Claudio Parmiggiani. Lorsque l’écriture sort de la bibliothèque, elle peut prendre la direction de la rue : on la surprendra au choix sur les plaques commémoratives fixées ici et là à Paris (Santiago Reyes) ou l’on s’amusera des affichettes du collectif Ève Rêve disposées avec soin dans la ville palindromique de Laval.
Le principe de présentation d’archives d’auteurs se trouve mis en œuvre dès le premier texte qui s’offre à la lecture. Après la nuit, une nouvelle d’Agnès Violeau, apparaît sous deux formes : d’abord, comme une manière de poème en prose réservant de grandes plages blanches, puis resserrée sur deux pages avec les corrections manuscrites de l’auteur. On ne résiste pas : pas de littérature sans ratures… Les autres contributions littéraires permettent d’observer sur pièces, on pourrait dire sur le vif, quelques moments d’écriture, comme le plan de travail d’Isabelle Lartault, les pages de carnets de poèmes de Michaël Batalla ou celles de recherches de bruits de machines dans l’usine décrite par Florence Delaporte.
Donner à lire et à voir, tel est bien aussi l’enjeu de l’interview de Yann Andréa : parallèlement à sa parole, on rencontre des exemplaires soulignés de Yann Andréa Steiner, de MD et des notes pour Cet amour-là rédigées sur une nappe de café (?) blanchâtre légèrement gaufrée par des motifs géométriques. La revue donne l’occasion à l’écriture de s’exposer, comme pourrait le faire un musée ; attentive à la trace écrite, elle ne pouvait négliger l’objet livre.
Comment un livre-phare de la modernité entre-t-il dans une vie ? Le volume d’Ulysses offert à Maryline Pomian par ses amis de 15 ans d’exil acquiert par les messages personnels qui le parsèment une autre dimension que celle de l’œuvre de génie qu’on se doit d’avoir lu : les souvenirs d’une artiste elle aussi exilée s’inscrivent littéralement dans la journée de Stephen et Bloom.
Un autre livre, plus commun et plus inattendu, fait l’objet de l’attention de Valérie Mréjen. Avez-vous lu votre annuaire ? Il est le livre qui contient indiscutablement le plus de personnages, mais on ne sait pas trop par quelle entrée le prendre. Valérie Mréjen propose un système taxinomique retenant plusieurs thèmes (les animaux, les qualités, les défauts, le temps, les aliments, les matériaux, les parties du corps…) pour composer des listes de noms qui perdent du coup leur anonymat. Évidemment, les lecteurs de L’Agrume (2001) rencontreront avec un air entendu monsieur Citron Albert, mais ce sont aussi d’étranges personnages qui apparaissent et des rencontres qui s’esquissent : Sage Albertine et Barge Denis, Munster Maurice et Brie Patricia, Soulier Achille et Godillot Alexis, Fenêtre Maurice et Cour Francis. Sucre Simone, Pire Angélique. Il faut finir : Terme Carole.

Notes
1. Gilles Deleuze et Felix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Éditions de Minuit, 1991, p.160.
2. Paul Valéry, Lettre sur Mallarmé, Variétés II, Folio, 2002, p.286.


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