Ce qui secret

par Jérôme Duwa
2010, in La Revue des revues no 44

C’est d’abord un pur choc coloré et rien de plus puisque, sur la couverture absolument jaune du volume, il n’y a pas une indication, pas un nom, simplement une courte ligne blanche anguleuse sur le bord droit. Évidemment sur la tranche, la quatrième de couverture et sur le rabat, notre curiosité trouve à satisfaire son besoin d’identification. Est-ce si sûr ? Le secret est en vérité à peine ébruité et sur ce fond jaune de si mauvaise réputation, jaune cadmium éblouissant, jaune Judas, jaune félonie, apparaît une intention ou une ligne de conduite chargée de sous-entendus :
« MAINTENANT LE OUI ».
Si après tant de mystère le lecteur momentanément fébrile ne tourne pas les pages avec une véritable excitation, qu’il aille se faire pendre, c’est le châtiment des traîtres. Mais dans le cas contraire, l’épreuve n’est pas finie ; les premières pages réservent encore une surprise. Qu’est-ce que cela signifie ? Une, deux, trois, … sept feuillets blancs avant que le mot « main » proposé par Jacques Demarcq nous porte secours. C’est un curieux début que de commencer en renonçant à prendre la parole ou de commencer en se taisant. Demarcq tranche net le sujet, il tranche dans les mots du sujet, espièglement, puis nous laisse réjoui avec deux fois « oui » sur le bord des lèvres.
Petit exercice. Veuillez articuler sans anicroches : « où luit le oui seul luit l’oui à l’heure du lisse ». On pouvait s’attendre à voir surgir l’homme aux mille tours (Homère) à cause du Oui ; une ruse de Delphine Bretesché le dissimule sous une homophonie. Beaucoup plus tard dans la revue, celle qui dit oui qui veut bien Oui (Joyce) fait son entrée sans masque : Molly Bloom « clôture Ulysse qui fout la vie là où il le faut » (p. 99). On peut se souvenir aussi que Buck Mulligan fait l’ouverture psalmodiante d’Ulysse dans « l’air suave du matin », revêtu d’une robe de chambre JAUNE. Ce n’est peut-être qu’un hasard : le jaune et le oui, début et fin d’un grand voyage, début et fin de ce qui secret. Il est trop tôt pour se reposer dans la couche de Molly. Continuons à lire. À la page 26, il se passe (encore !) quelque chose d’anormal dans les marges du texte de Sylvain Larquier. Jusqu’alors rien d’inhabituel ne s’y déroulait et sans prévenir le mot « creuse » se glisse non pas en face d’un vers, mais dans l’interligne. Cet espace vacant s’ouvre aux mots, comme si les mots le découvraient ; d’ailleurs, ils semblent s’encourager eux-mêmes un peu plus loin dans les marges du poème de Joëlle Mesnil : « creuse dedans ». Au départ, ils étaient timides, puis ils ont gagné en audace au fur et à mesure des pages ; ils ont alors entrepris de pénétrer les interlignes en s’immisçant entre les vers. Autour de la page 100, ils exultent et se composent en de vastes nébuleuses où les phrases se chevauchent, s’agglomèrent, composent une forme totale, neuve, un monde. D’où viennent ces mots ? À qui sont-ils ? À personne, dirait sans doute Ulysse ! Ces mots, ces phrases, comme des ramifications latérales, des antennes verbales appartiennent à d’autres poèmes de la revue qui ne peuvent se tenir dans leur espace propre ; alors ils vont voir ailleurs. Un texte nous en rappelle un autre, si on a gardé à l’esprit un mot, une image comme ce « décrire en l’air un grand cercle rouge » qui revient dans un poème de Franck Doyen (p. 74) et qui provenait de celui de Joëlle Mesnil (p. 30). La revue perd son caractère de compilation de textes d’auteurs différents qui s’ignorent plus ou moins pour devenir un vrai tout. Ce principe est d’ailleurs souligné par la place secondaire accordée au nom des auteurs et au titre de leur poème rejetés en pieds de page.
Le Manifeste, petit livret qui s’est glissé dans un des rabats de la revue-livre, justifie les partis pris de l’entreprise éditoriale. Il ne faut pas s’attendre à lire un texte théorique : ce manifeste se formule poétiquement, il est solidaire de tout ce qui se crée dans la revue. L’ambition est bien de composer avec des auteurs différents un « montage cumulatif » pour « relier tout avec tout » grâce aux interlignes. Il n’est pas question de rechercher à maîtriser les échos ou les coïncidences, mais plutôt de concevoir l’espace-revue comme une membrane à l’instar d’un corps vivant multipliant les échanges : « Vivant lorsqu’un corps sort d’un ensemble et l’oublie ». Cette indécision, cette volonté de relier « n’importe-quoi » à « n’importe-quoi », cette absence de préméditation n’est cependant pas sans but : « Nous voulons être dépassés, débordés, excédés, envahis, conquis, ravis » proclame encore le Manifeste. Ce « Nous » renvoie au comité artistique de la revue : à Olivier Boréel, Louise Bosdeveix, Guénaël Boutouillet, John Froger, Frédéric Laé, Soizic Lebrat, Guillaume Lecomte et Marc Perrin. Mais il renvoie surtout à un « corps sans nom », celui de tous les collaborateurs de cette livraison, de cette myriade de particules de Pauline Gélédan qui envahissent les dernières pages de la revue avant de retrouver le silence, ce fidèle gardien du secret.


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