Artichaut n° 2 : « personne »

Ah! Les artichauts, qui se peuvent cuisiner à l’étouffée, en omelette, en gratin, au four… Hélas, dans nos assiettes, ils ont rarement la cote. Trop souvent on les boude. À tort. Non seulement c’est succulent, mais c’est aussi excellent pour la santé*. Ma mémoire gustative se souvient même d’une recette d’artichauts** imaginée par le chef Sébastien Prenot, qui officie aux fourneaux du Café des Concerts, à l’entrée de la Cité de la Musique à Paris… Mais à peine cette chronique commencée, voilà déjà que je m’égare. Allez, un peu de concentration et revenons à notre Artichaut du moment, celui qu’assaisonne admirablement Justine Granjard. Il a du goût et en plus c’est un vrai plaisir pour les yeux ; de quoi contenter, donc, papilles et pupilles. Pour être franc, sans ces messieurs Chabin & Keravec qui l’ont signalée à mon attention, cette revue m’aurait échappé. Personne ne m’en avait parlé. Et justement c’est le mot-clé,  car « personne » est le thème de ce nouveau numéro. Ce fil conducteur en tête, la dizaine de contributeurs nous réservent de bien bonnes surprises. D’égale qualité, les textes présentés s’approchent en effet avec intelligence et finesse du sujet imposé.

 

 

Au croisement d’une réflexion autour du masculin et du féminin, la chercheuse Anne-Charlotte Husson interroge les contours et les dessous de l’identité. L’habile Julien Bounkaï nous fait entrer dans une cabine de photomaton pour se livrer à une expérience de perception de soi des plus troublantes. Dans une veine plus fantastique (pour ne pas dire fantaisiste), Yacine Majidate met en scène un être à la dérive, dans tous les sens du terme. Dans ce « quotidien de naufragés » (oui, au pluriel, car le personnage cohabite sur sa maison flottante-radeau avec un crocodile – fantaisi(st)e, on vous a prévenu), l’homme chante désespérément son amour pour une personne qui est « loin, très loin au-delà des vagues ». Dans le décor des contreforts du massif de la Chartreuse dominant Grenoble, Sybille Orlandi dépeint, elle, la frénésie sportive qui peut conduire des personnes accros à la course à pieds à la dépossession d’elles-mêmes. S’oubliant, sous l’œil du chrono, dans leur quête effrénée de la performance chiffrée, ces êtres ne seront bientôt plus personne à partir du moment où ils se réduisent à leur seul temps de référence, qui vaut carte d’identité. Des corps sains, ça oui, mais désincarnés.

 

Tout autre est l’atmosphère du texte de Vanya Chokrollahi, un conte fantomatique disons. Il y est question d’un village, d’une maison inoccupée et d’esprits égarés de passage. Après la contribution de Joséphine Lanesem (une galerie de portraits croisés : sept sœurs, « un essaim d’oiseaux ») viendront les « âcres sermons » de Raphaël Sarlin-Joly sous la forme d’un long poème en prose, peut-être le texte le plus marquant de cet ensemble. Ce sont là d’âpres leçons sur notre indifférence envers ce monde qui vient. Ce monde : migrants échoués sur les côtes de notre Europe, lendemains qui déchantent, train-train quotidien consumériste… Le final revient à Jérémie Decottignies et à son portrait d’un homme, sur fond d’errance ferroviaire, qui ne sait plus vraiment qui il est, ni où il est. C’est qu’à trop vouloir se perdre, on prend le risque de devenir personne. N’oublions pas non plus, pour terminer, de signaler le portfolio consacré à Seung-Hwan Oh. Ce photographe coréen signe une série de portraits contaminés, au sens propre. Ces clichés représentant des personnes évoluent en effet à mesure qu’un champignon déposé sur le film photographique en altère la texture même. Sous l’effet de ce corps étranger, chaque image se déforme, se transforme jusqu’à défigurer, dépersonnaliser le sujet. Bref, une autre façon, visuelle celle-là, de décliner la thématique de ce numéro très réussi. On attend vivement une nouvelle recette à base d’Artichaut(s).

 

Anthony Dufraisse

 

 

* Un instant je vais faire mon Jacky Durand – les lecteurs de Libé comprendront – et vous citer Ma cuisine immunité (Marie Borrel, éditions Minerva) : « L’artichaut facilite l’épuration du foie et la prolifération des bonnes bactéries intestinales. »

** Préparés à la vapeur et agrémentés d’une sauce échalote et ciboulette mêlées. Dé-li-cieux !