Sensibilités n° 3 : « Corps au paroxysme »

Dans le monde particulièrement plastique des revues, qui le rend parfois si difficile à définir (que dire de son modèle esthétique, thématique ou économique ?), il est rare de croiser des œuvres de convergence en mesure de revendiquer l’héritage des multiples traditions qui jalonnent 150 ans d’histoire des périodiques. En affirmant sa place au cœur des sciences sociales, tout en quittant les atours de l’académisme, le semestriel Sensibilités, dont le troisième numéro, consacré au « Corps au paroxysme » a paru en novembre 2017, réussi le tour de force de mettre parfaitement en application ce qui, en quatrième de couverture, apparaît comme un véritable mot d’ordre : « ébranler jusqu’aux dernières certitudes », « inquiéter tout le savoir ».

Une des vertus, si ce n’est la plus grande force, des sciences sociales est d’interroger le chercheur, l’enquêteur en ce qu’il est lui-même une part de l’objet d’étude qu’il s’assigne. Entre auto-analyse, distanciation et rapport aux habitus des différents champs qu’il fréquente, il jongle entre les perspectives et les postures, et prend en permanence le risque d’ériger en certitude scientifique une représentation purement spéculaire. Dans le cas de Sensibilités, cette approche, sorte de méthodologie métadiscursive, permet de donner une autre dimension à son sujet d’analyse. En décryptant la grammaire du paroxysme et en l’inscrivant dans une démarche historique, elle en trace les contours et, enfin, lui offre une présence charnelle, mêlant affects et intellects. La revue fait alors corps social : elle incarne son discours en lui donnant une présence objective dans le monde. Mais le propos de ce numéro n’est pas aussi unilatéral et il cherche à montrer en quoi les contraintes sociales forcent des actes, imposent, par souci de « vivre ensemble », une maîtrise de soi dans toutes ses dimensions. Le terrain de recherche de Sensibilités se veut donc dans la zone de transit entre l’individu et le collectif : dans une terra incognita où les résonances du monde forgent des imaginaires.

 

L’approche est ambitieuse. Et le résultat est, pour les moins prompts aux éloges, réussi, passionnant pour les autres. La revue construit un sujet original, mais déjà omniprésent dans les présupposés épistémiques de sciences voisines (l’anthropologie, la psychanalyse) où le paroxysme est l’expression non-verbale d’un rapport, culturel, rituel ou traumatique, au monde. Dans le cas de Sensibilités, qui mêle « recherche » et « expérience », la volonté est bien de définir en quoi le paroxysme, comme expression physique, investit les représentations sociales. Il faut donc y mettre des mots ou trouver les formes d’expression adaptées. Car là est l’une des grandes qualités de Sensibilités : proposer un objet ergonomique, au sens premier du terme, les illustrations et, plus généralement, les propositions graphiques, servant résolument la condition lecturale de la revue qui, alors, devient un projet collectif unique.

 

Au-delà du catalogue des sujets, pertinents, voire innovants, qui composent ce numéro (la cruauté, le refus, l’expérience « réaliste » de l’enfantement au travers de l’art, la « décharge » qu’est l’orgasme féminin, et le prisme – nécessaire ? – de la pornographie, visuelle et « canonique » d’abord, puis langagière, le terrain – et les visages – de l’urgentisme…), Sensibilités compose avec ses collaborateurs (mais aussi au travers d’un accompagnement éditorial pointilleux) une publication qui interroge le domaine, donnant à son sous-titre programmatique toute sa valeur : car au milieu de l’histoire et des sciences sociales, c’est bien de geste critique dont il s’agit.

 

Frédéric Gai