Lignes est sur le fil

Lire le 57e numéro de Lignes qui s’intitule : Puritanismes, le néo-féminisme et la domination fait penser. On s’y confronte à des réflexions radicales qui, qu’on y adhère ou qu’on les conteste, obligent à considérer notre présent et à le mettre en débat.

 

 

Pour celles et ceux à la recherche d’un peu d’hétérodoxie, Lignes offre toujours des rives accueillantes. On l’ouvre chaque fois avec une légère incertitude. Tour de force pour une publication dont le premier numéro date de 1987. Pas que cette revue soit sans programme loin s’en faut. Mais si lignes il y a, elles se diffractent, vont parallèles, parfois orthogonales, de Sade à Daniel Bensaïd, de Miguel Abensour à Georges Bataille. Lignes, donc, où l’oxymore suivant : gardienne du temple des subversions. Depuis sa renaissance en 2000, aucun numéro n’avait été consacré à la question féministe. Penseurs et migrants, Grecs et animaux, mais pas de femmes. Sans doute fallait-il une éruption de l’ampleur de #Metoo pour attirer l’attention de Lignes sur la question féministe.

 

Le dossier principal annonce la couleur sans ambages : « Puritanismes, le néo-féminisme et la domination ». Ainsi et en ordre dispersé, les auteurs braquent leurs feux sur la marée de tweets et dénonciations que l’on vit, mais aussi sur ses ressacs, dont la fameuse tribune du groupe Deneuve dans Le Monde du 9 janvier 2018. Point d’orgue ou point de non-retour, un article de Catherine Millet clôt le dossier. Venant de l’une des autrices de la dite tribune, le titre n’étonnera pas : « Les vieilles lunes de #Metoo ». Tout le dossier tourne autour de cette interrogation : peut-on rattacher #Metoo à du connu ? Dit autrement, que dissimule ce mouvement derrière son impétueux progressisme ? En bons lecteurs des maîtres du soupçon, les auteurs enjoignent à identifier résurgence du religieux et horreur du sexe sous les oripeaux de la nouveauté et de l’émancipation.

 

Soyons juste, l’ensemble se déguste avec plaisir. Notamment en raison des jeux d’équilibristes qu’il donne à voir. Premier numéro, de Michel Surya : « Il ne s’agit d’aucune façon d’euphémiser tout ce qui relève du harcèlement, de l’agression, du viol, soit de ‘’ la violence faite aux femme ’’. » Mais… Autre numéro : « ‘’Balance ton porc !’’ est une formule immonde. Les actes qu’elle dénonce le sont plus encore ? Oui. » Mais… Toujours, Lignes est sur le fil. Ce sens de la nuance découle d’une volonté de se tenir à équidistance à la fois de la gauche culturelle qui applaudit #Metoo sur des bases identitaires, de la droite conservatrice, qui y voit la preuve de la nécessité des mœurs « correctes » et des réactionnaires chantant les vertus de la gaudriole à l’ancienne. Vaste programme !

 

 

Les auteurs avancent sur plusieurs fronts, à commencer par l’anticapitalisme. Arrêtons-nous une seconde sur l’énoncé suivant de la philosophe Véronique Bergen : « Sous un État devenu la start-up du macronisme, l’époque s’emploie à asséner la toute-puissance du TINA (There is no alternative, ndlr), à enterrer l’avenir de Mai 68, à asphyxier l’esprit d’insoumission sous un reflux thermidorien dont le néo-puritanisme est le glaive. » Diable ! Comme dans de nombreux autres articles, le « néo-féminisme » de #Metoo ne serait jamais qu’une couverture idéologique à l’amplification du néo-libéralisme. D’où son suffixe « néo », pour le distinguer d’un féminisme originel, celui de 68, qui, lui, s’articulait à une critique du capitalisme. Justement, parce qu’elle n’escamote pas la lutte des classes, la critique de Lignes se distingue évidemment des thèses soutenues par Elisabeth Badinter par exemple. Sont éloquents à cet égard les propos de Guillaume Wagner et Marina Bodenan pour qui la défaite ouvrière des années 1970-80 a réorienté les luttes « au profit de la modification des représentations ». Le vrai problème serait moins la domination masculine que capitaliste. Ou, de manière plus subtile : « La question peut se poser en effet d’un féminisme (ou néo-féminisme) qui ne remet aucunement en cause la domination en tant que telle, seulement la domination en tant qu’elle n’est que masculine. » Air connu, auquel on peut souscrire, si la cause de la domination n’était pas attribuée uniquement au capitalisme. Las ! Tout à leur économisme, les auteurs exhument l’indémodable thèse du capitalisme comme « intrinsèquement raciste et patriarcal ». La réalisation des objectifs féministes ne peut donc s’obtenir que par dépassement du capitalisme. C.Q.F.D. Sempiternelle question de la spécificité de la domination des femmes, visiblement toujours d’actualité depuis 1884 et la publication de L’Origine de la famille, de la propriété et de l’État d’Engels.

 

Surgissent immédiatement les questions d’identité, notamment chez le philosophe et performeur Boyan Manchev : « Dans les nouvelles idéologies hégémoniques du libéralisme de gauche ‘’ à l’américaine ‘’, identity, l’identité apparaît comme un terme d’emblée émancipateur. » Là aussi, #Metoo camouflerait la domination généralement à l’œuvre par une opération de nature idéologique. Comme l’affirme Surya : « Le fondamentalisme capitaliste est puritain aussi, en son essence, en l’essence de sa marchandise ». L’assertion peut s’appuyer sur les études de Max Weber par Serge Margel : « Le puritanisme n’est pas la morale du capitalisme, mais constitue le capitalisme en religion morale. » Magnifique superposition de tous les maux les uns sur les autres dans une seule et même boite : le capitalisme.

 

Pourtant, des travaux d’histoire comme d’anthropologie repèrent la domination masculine dans des sociétés précapitalistes. De ces observations, le dossier ne dit mot, peut-être en raison de la surreprésentation de philosophes parmi les auteurs. Quoi qu’il en soit, la conséquence tactique de cette fixation sur le capitalisme c’est la hiérarchisation de supposées priorités. Or un minimum de sens politique engagerait à articuler les luttes plutôt que de les échelonner. De fait, ces querelles de préséance conduisent à des blocages stériles et durables. L’éparpillement actuel de la gauche en offre une belle preuve.

 

John Williams Waterhouse, « Hylas et les Nymphes », 1896

 

Les diverses tentatives de censure artistique depuis 2017 constituent l’autre front de ce dossier. Il y a là une belle pâture pour Lignes et ses tropismes pour Bataille et Sade. On le sait, quelques affaires ont fait grand bruit, des projets de retirer un Balthus du Metropolitan Museum à la réécriture de la fin de Carmen. Véronique Bergen tonne ainsi contre l’essai de décrochage du tableau Hylas et les nymphes de J.-W. Waterhouse au musée de Manchester : « Dans ce haro sur les préjugés sexistes véhiculés par les préraphaélites, par la mythologie, se décèle un iconoclasme fascisant qui se pare du voile de la libération. » Il y a là un procès d’intention, l’objectif des conservateurs étant d’attirer l’attention sur un fait simple : tous les musées occidentaux sans exception débordent de peintures de jeunes femmes nues ou de scènes mythologiques représentant parfois des viols. La problématisation des collections permet de faire (re)découvrir la violence, et donc la valeur, d’œuvres masquées par leur statut de classiques. Pour ces raisons entre autre, la formule « iconoclasme fascisant » paraît fort hâtive ! Par ailleurs, placer implicitement sur un pied d’égalité ces muséographes féministes et les destructeurs des Bouddhas de Bâmiyân enlève toute crédibilité au propos. (En passant, et l’article ne le dit pas, le musée de Manchester fut déjà en prise aux féministes : en 1913 trois suffragettes endommagent gravement les plus précieux tableaux de la collection afin de médiatiser leur cause ! À son procès, l’une d’elle affirma à quel point « l’extase sentimentale face à la beauté était détestable en comparaison de l’indifférence face ces corps de femmes ruinés par le désir sexuel (masculin), la maladie et la pauvreté. » Rappel utile à toutes celles et ceux regrettant on ne sait quel « paléo-féminisme »…)

 

Le débat passionne d’autant plus qu’il met aux prises des pensées accordant toutes un crédit immense à la force des représentations. La question de l’art joue ici un rôle catalyseur. D’une part, des féministes dénoncent la force des représentations sur la psyché, et donc les comportements. De l’autre, des auteurs du dossier s’opposant à cette « bien-pensance sourde à l’inhumain inclus dans l’humain ». Car si censure, alors « place à la violence réelle, aux folies, aux refoulements défoulés en actes sanglants parce que non sublimés en langue ». Mais sans censure… déchainements verbaux forcément nuisibles et prolifération d’images contribuant à la culture du viol. De cette aporie, Lignes ne sort pas vraiment. Elle a néanmoins le mérite particulier, et en empruntant des chemins en biais, de se porter au cœur de la question. Malgré tout, le psychanalyste Gérard Pommier apporte un début de réponse : « Au fond, le seul aspect positif de cette polémique en cours, c’est qu’elle rend visible le cœur le plus caché de la question : son ‘’noyau de nuit’’. C’est peut-être le signe positif qu’une nouvelle ère commence, celle où il faudra regarder en face l’empire de l’érotisme. »

 

Ulysse Baratin