Fanon : « Le murmure angoissé des luttes souterraines »

 

Frantz Fanon

 

On entre toujours dans une revue d’une manière différente. Et c’est ça qui est bien, aussi, avec les revues : ça recommence toujours. Et c’est ainsi qu’on lit une revue, puis une autre, puis une autre, une autre encore, par bribes, à la suite, étonné, perplexe parfois, enthousiaste aussi, convaincu… C’est une aventure permanente de l’esprit, avec tous ses écarts, ses incongruités. Bien souvent c’est un thème, une question, une figure qui paraissent happer le lecteur, l’aimanter en quelque sorte vers un numéro. Avec A  Littérature – Action, on échappe pas à la règle. Et si le n° 4, consacré à Gatti en Limousin, trouvait peu d’échos en moi, la personnalité et le parcours de Fanon m’attire davantage. Pour toutes sortes de raisons, bonnes et mauvaises comme toutes les raisons : c’est un penseur qui compte pour une certaine génération qui a lu fort jeune Édouard Glissant et n’a pas été prise directement dans tous les enjeux de la décolonisation, avec l’Algérie surtout (Ah quelle surprise qu’on aille dans cette direction dans cette revue !), une génération pour laquelle la simultanéité des conceptions et des idées, pour qui la circulation se logent au cœur de la pensée du contemporain.

 

Et Fanon, avec ses excès, avec sa figure quasi sacrificielle, son existence météorique, sa disparition précoce, incarne un peu ce rapport au monde égalitaire, accueillant et violent en même temps, contradictoire, malaisé à éprouver en quelque sorte. On lit en clôture du dossier que la revue lui consacre un poème de Kateb Yacine (paru dans Jeune Afrique en 62, tiens-tiens dans une revue !) :

 

Mourir ainsi c’est vivre

Fanon, Amrouche et Feraoun

Trois voix brisées qui nous surprennent

Plus proches que jamais

 

Fanon, Amrouche et Feraoun

Trois sources vives qui n’ont pas vu

La lumière du jour

Et qui faisaient entendre

Le murmure angoissé

Des luttes souterraines

 

Alors comme pour chaque livraison l’équipe de la revue va tous azimuts. On y est sérieux mais un peu fantaisistes, on se laisse emporter par une curiosité généreuse. Parfois on est convaincu, d’autres fois un peu sceptique. Mais peu importe en fait. Ce qui compte, ce qui vaut, c’est cette pluralité que met en scène, en jeu, la revue. Alors on vagabonde en quelque sorte. On parle de résidence artistique et d’une fresque à l’effigie de Fanon, on rend compte de l’imposante biographie que lui consacre David Macey (La Découverte), on parle du film de Hassane Mezine sorti il y a un peu plus d’un an, on se plonge dans la dimension psychiatrique d’e l’œuvre avec Alice Cherki, on lit même une pièce un peu étrange de Thérèse Bonnétat en ouverture du numéro, une bibliographie, un texte de Daniel Maximin… Dirigé par Christiane Chaulet Achour, ce dossier sous-titré « une pensée-monde » propose une traversée plurielle de l’existence de Fanon, il s’attache à cette figure non pas comme un corpus savant ou une description exhaustive mais tourne autour d’elle, en série des cousinages, des voisinages, en dit finalement l’attraction profuse.

 

John Edgar Wideman en 1963 par Jim Hansen

 

Mais finalement ce n’est pas Fanon qui constitue le point d’entrée dans ce n°, pour moi, c’est la section à l’intérieur du dossier consacrée à John Edgar Wideman qui a publié il y a une dizaine d’années un superbe livre : Fanon (traduit en France en 2013 sous le titre Le Projet Fanon). À la fois réflexion sur la figure, sur son attraction, la fascination qu’elle provoque, son rôle central et sa place pour une génération de jeunes intellectuels noirs américains… Mais c’est aussi un livre qui met en en scène la fiction et la pensée au cœur de l’existence, faisant d’un livre sur autrui une entreprise introspective d’une grande force par l’un des plus grands écrivains américains contemporains. Autour de ce livre d’une force et d’une exigence rares se constitue une sorte de dossier dans le dossier, comme une prise à revers. On y trouve des textes de Christine Marcandier et Catherine Simon qui s’emploient à décrire le « vertige » que provoque une œuvre d’une intelligence stupéfiante, d’en mettre à nu les masques (comme dirait Maximin). Ainsi on lit un écrivain en passant par un autre, comme on lit une revue en passant par une autre. C’est une chaîne intérieure bien curieuse, hasardeuse, touchante et subjective.

 

Les revues n’existent que dans cette circulation. Elles n’adviennent que par l’échange, congruentes. Il y a quelques mois Marie Virolle avait écrit pour La Revue des revues (n° 61) un compte-rendu assez développé sur un livre surprenant édité par une jeune maison toulousaine, L’Asymétrie, que nous avions convié au Salon des Revues plurielles il y a peu de temps : Le Désir libertaire : le surréalisme arabe à Paris 1973-1975. Bouffée d’énergie, de révolte, ce mouvement rappelait des facettes méconnues des écrivains et des artistes d’une génération d’une immense liberté. Et bien, on retrouve dans le 5e numéro d’A Littérature-action un très long entretien (cela fait un bien fou de lire sur la durée, comme on ne peut le faire qu’en revue) avec Abdul Kader El Janabi et le psychanalyste Philippe Bouret. On y parle surmoi, traduction, voyages, poésie… En lisant A, on induit un rapport alternatif à la pensée, aux langues, aux géographies. On circule, on traverse des ponts, on invente des liens nouveaux.

 

Hugo Pradelle