Nager dans des eaux inédites

Les éléments conforment des images, des symboles, des thématiques qui, telles des antiennes, reviennent dans la littérature en général et la poésie en particulier. On y perçoit un imaginaire élémentaire, premier, qui revient sans cesse, comme le ressac ou la vague – image archétypale. L’eau occupe une place importante à la fois dans nos représentations, notre langage, nos fantasmes. L’eau donc – qui renvoie à la fois à la naissance, aux fantasmes sexuels, au temps, à la nature, à l’angoisse des profondeurs, à l’obscurité… –, le 178e numéro d’Estuaire y plonge vigoureusement. On nous passera la facilité de l’image mais c’est quand même de cela qu’il s’agit.

 

L’eau évoque des paradoxes. La limpidité et l’obscurité, le calme et la furie, la vie et la mort… Ainsi, ce numéro s’élabore à partir d’un énoncé très simple : « La poésie entretient des liens très étroits avec l’eau. » L’éditorial série des questions, des enjeux, de ces liens qu’il figure au premier chef comme inséparables d’une « modernité poétique ». Un rapport au temps, à la matière, à la transparence et à l’opacité, aux reflets, à la surface et à la profondeur…

 

Comme dans chaque numéro de la revue, on est invité à une traversée. On lit, dans l’ordre que l’on veut, des textes poétiques aux formes très diverses, aux esthétiques différentes. On découvre des voix, des timbres, des tonalités. L’eau nous obsède bien souvent. Comme l’écrit Stéphanie Roussel :

 

cette fascination de l’eau

comme seule possibilité d’existence

 

« Water » par Panos Ginis

 

L’eau est tout autant du côté du mouvement que de l’immobilité. On y découvre un apaisement et un effroi, une inquiétude en quelque sorte. Ainsi Marie-Hélène Voyer écrit :

 

nous dérivons

longtemps

laissant dans nos sillages

des restes impurs

 

ou encore :

 

Sous la surface

nos jambes inventent

des remous inconsistants

des désirs pâles

qui appellent

de nouvelles fêlures

où se loger.

 

Cette inquiétude produit une réaction, le poète, l’être se doit de trouver une posture, un geste, un mouvement, un moyen de s’en extraire ou d’admettre que « nous nageons dans des eaux inédites ». C’est cette découverte qu’explore ce beau numéro d’Estuaire – on notera en passant, comme souvent, la superbe couverture qui propose une image d’Eveline Boulva, artiste en résidence auprès de la revue en 2019. L’eau s’apparente à une surface mystérieuse, à une fin et à un recommencement. Ainsi Anne Martine Parent rappelle : « Dans l’eau tout s’efface ». Le langage de la poésie ne ressemble-t-il pas aux mouvements de l’eau, à cet éternel recommencement, à la réécriture toujours entreprise après l’effacement ? Peut-être. Pour le moins, son évocation réactive les mémoires, met en scènes des scènes premières. On sera frappé par la grande variété des formes qui sont proposées à la lecture, des tonalités surtout qui relèvent d’esthétiques et d’écritures très diverses. On passe d’une forme de prosaïsme hyper contemporain comme chez Roussel à des formes plus abstraites ou métaphysique, tirant vers la fable, comme le beau texte de Geneviève Blais…

 

Estuaire du Saint-Laurent par Matthieu Gauvain

 

Estuaire porte bien son nom, assurément ! On y lit comme le regard se porte sur les espaces grands ouverts, généreux du bout de la terre, quand l’horizon gagne d’immenses proportions.

 

Hugo Pradelle