À l’Est, du nouveau

 

La parution de la revue trimestrielle Kometa, sous-titrée à l’Est du nouveau, est une bonne nouvelle, après quatre ou cinq tentatives sur le même sujet depuis une cinquantaine d’années. Certaines, comme L’Autre Europe ou L’Alternative, n’ont vécu que quelques années. Espérons que celle-ci tiendra le coup. Elle a belle allure. Elle semble disposer des moyens financiers nécessaires pour composer des numéros à la manière de la revue XXI (dont vient une partie de son équipe). Un volume de 208 pages, richement illustré, une sorte de portfolio permanent, très dynamique, écrasant parfois les textes. C’est aussi l’occasion de valoriser et de découvrir des photographes de ces pays.

 

L’esprit affiché : donner la parole à des écrivains envoyés à la découverte de cette partie du monde mal connue, voire « inconnue » insiste en éditorial sa rédactrice en chef, Léna Mauger. Elle ne distingue pas la Russie de l’Europe centrale, pourtant composée d’États membres de l’Union européenne ou candidats. Elle ajoute : « Vue d’ici, un vaste flou. ‘’Mettre l’Est au centre de la carte’’, drôle d’ambition pour une revue. Si on met l’Est au centre, il ne sera plus l’est. C’est notre but, changer de regard, bouger les certitudes. »

 

Ce premier numéro, intitulé « impérialisme », confirme cette idée ambitieuse. Il donne une grande place à la Russie, objet notamment de « grands récits » assez passionnants. Le romancier Iegor Gran part à la rencontre de mères ou d’épouses des soldats envoyés en Ukraine, qui prient ensemble sous la houlette du patriarche de l’Église orthodoxe, soutien indéfectible de Poutine. Filipp Dzyadko, journaliste indépendant russe s’intéresse à une coïncidence. Dans un roman, il avait raconté l’histoire d’un personnage à l’origine d’une radio indépendante, qui se fait arrêter, et il découvre que dans une petite ville à 450 km de Moscou, il y a bien quelqu’un qui a fait ça. Il écrit au prisonnier ! Entre ces deux textes remarquables et la lettre émouvante d’un prisonnier politique condamné pour s’être opposé à la guerre en Ukraine, on peut voir un reportage photographique d’Alexander Gronsky, photographe russe, sur les rues insouciantes de Moscou. Il en ressort une atmosphère spéciale, sans doute celle de l’arrière-pays de la guerre russe, « une scène de crime où on ne voit pas le crime mais où on sait qu’il se produit » (Gronsky), des états souvent triste ou mélancolique (Dzyadko), parfois « une bouffonnerie abjecte », voire une « bacchanale criminelle » (Gran).

 

Photographies d’Alexander Gronsky © Kometa

Ce visage de la Russie est discuté dans d’autres textes sur l’impérialisme russe. Une chose est de dénoncer le projet de Vladimir Poutine comme impérialiste, autre chose est d’appliquer à l’empire russe la lecture des empires coloniaux occidentaux. C’est ce qui répond en substance André Markowicz quand on lui demande si la culture russe est impérialiste : « C’est accablant de bêtise ! ». Ou ce que conclut Emmanuel Carrère à l’issue d’un long voyage en Géorgie. Il y a retrouvé une cousine devenue Présidente de la république et a pris la mesure des menaces russes en temps de guerre à l’Ukraine : il se découvre lui-même en train de rompre avec son passé russe, « un désarroi » qui le pousse à se demander si son « engagement tout neuf pour la Géorgie ne tient pas aussi à ça : un transfert d’une partie de mes racines vers l’autre, parce qu’un vide s’est creusé, parce que j’aimais la Russie et que, si choquant qu’il soit de dire ça s’agissant d’un peuple tout entier, on peut encore aimer quelques Russes, mais on ne peut plus aimer la Russie . »  La revue tente d’aller plus loin en s’adressant à Achille Mbembe, historien et philosophe, brillant théoricien du décolonialisme. Elle lui demande de s’exprimer sur la guerre en Ukraine. Or, il ne l’assimile pas aux guerres contre l’impérialisme  colonial, il pense « au guerres de l’époque du brutalisme. Elle a une parenté évidente avec l’esprit des guerres post-11 septembre 2001. » Il raconte ensuite les différences dans une rencontre fort intéressante, pas toujours convaincante.

 

La vaste entreprise portée par cette revue, telle qu’initiée dans ce premier numéro, est certainement stimulante,  riche en aperçus, agréable à lire et à regarder. Elle manque parfois d’audace : pourquoi citer un vieux texte oublié de Kundera, dont on ne connaît que le titre, affligeant au vu de ce qui s’est passé dans son pays ?  Kometa est une revue nouvelle dans un champ peu fréquenté par le public. Ce numéro 1 est passionnant. Visiblement les moyens, l’ambition et l’enthousiasme sont là pour qu’elle devienne une revue touchant un public plus large que celles destinées aux spécialistes. On peut ne peut que s’en réjouir.

 

Jean-Yves Potel