L’affixe à l’affiche

 

Les mots sont comme des Lego, pièces qui s’emboîtent ; en témoignent les affixes. Peuvent-ils, ces affixes, être sources de création littéraire ? Affirmatif, preuve en est ce numéro inaugural d’Affixe, une publication franco-belge imaginée, fond et forme, par Tugdual de Morel et Élie Petit. Cette revue s’empare donc de ces éléments aboutés à un radical que sont préfixes, suffixes et infixes, lesquels « battent la mesure de la parole », « modulent la basse du discours », comme l’écrit le duo dans son avant-propos. Le thème inaugural retenu pour ce premier numéro ? Le suffixe –ment. Et voilà, sur la base de ce principe inventif d’inspiration presque oulipienne, une douzaine de contributeurs à l’œuvre ; ils ont planché par écrit et remis, plutôt bien inspirés dans l’ensemble, leur copie. C’est en effet un bon déclencheur d’écriture, et les participants se sont volontiers prêtés à l’exercice, avec une certaine réussite on l’a dit, les uns sur le terrain de l’imagination, les autres sur un registre plus réflexif.

 

L’avisé Maxime Patry, dans un texte intitulé fort à propos « La cause du doute », se penche sur le troublant « vraiment » ; quand on y pense, c’est vrai (sic), voilà un adverbe aux allures d’oxymore. Vraiment : un mot de rien du tout, à ce point courant qu’on le met à toutes les sauces, condiment passe-partout, et dans lequel pourtant « agit ce qui ment et ce qui ne ment pas » ; un mot petiot qui pose la question de la nature même du langage, en surface et en profondeur. À sa manière, plus narrative, « Dysharmonie », le texte signé Sephora Shebabo, fait écho à cette réflexion en s’interrogeant, à travers le face à face entre une cliente et une serveuse éplorée, sur le sens de certains de nos comportements en société, lorsque qu’ « un décalage, un écart, voire même un gouffre, se creuse entre ce que nous éprouvons au plus profond de nous-mêmes et nos agissements ». Là aussi c’est une approche de la sincérité de notre langage dans notre relation à l’autre. Élie Petit, lui, d’un coup bien senti de bistouri, regarde ce qu’il y a à l’intérieur du mot « comment » : « Comment le –ment s’est-il mis dans le comme ? On se le demande. Et pourquoi ? » C’est l’objet de sa contribution qui nous fait étonnamment phosphorer.

 

Sur fond des impératifs du management, Iris Kooyman déroule quant à elle le fil d’une pensée qui, pêle-mêle, agrège des mots qui sans être jamais des paronymes s’aimantent pourtant : conditionnement, recouvrement, rendement, traitement, etc. Dédé Anyoh tente de son côté de qualifier la passion amoureuse à l’aide de tous les adverbes qui lui semblent pleins de promesses (quitte à en inventer quelques-uns pour les besoins de l’exercice ; ainsi de célestement, cauchemardesquement…). Ce texte a quelque chose d’une prière, la voix se faisant ici porteuse de vœux (qui sont tout sauf de chasteté). Dans un monologue qui n’est pas sans faire penser à une impro jazzy ou à un slam, Marie Barbuscia s’emploie pour sa part à utiliser le plus possible d’occurrences en –ment. Ce son-là revient ainsi en boucle, non pas comme un disque rayé, mais plutôt comme une incantation lancinante. Langue vivante, « voix déroulée », que le son –ment sature jusqu’à l’étourdissement…

 

 

Bref, telles sont quelques-unes des interprétations que le thème de ce premier numéro a suscitées. On a là un ensemble sympathique et ludique, qui fait faire à l’esprit une belle gymnastique intellectuelle. Un mot rapide, tout de même, de l’apparence de la revue : ses concepteurs ont fait le choix d’une certaine sobriété en noir  et blanc et ça lui va bien ; elle a du chien sans faire de chichis. La sélection d’illustrations – une série de photogrammes montrant des mains dans des reportages diffusés depuis les années 50 jusqu’à aujourd’hui – semble vouloir suggérer l’homophonie entre mains et –ment, tout en faisant écho par ailleurs à ceux des textes qui, par moments, parlent de mains. Une suggestion pour finir, en vue d’un futur numéro : si ce n’est pas trop demander, on aimerait bien la prochaine fois quelques indications, même minimales, sur la bio(biblio)graphie et/ou le parcours des intervenants. Ce serait vraiment appréciable pour mieux faire connaissance avec les un(e)s et les autres.

 

Anthony Dufraisse

 

Coordonnées de la revue