Aller contre les dérives de la mémoire

 

La mémoire n’est pas qu’affaire d’historiens et n’a pas qu’à voir avec le passé. C’est une construction permanente, en mouvement, qu’il faut toujours reconsidérer, remettre en perspective et éprouver de manière renouvelée. L’histoire, ses traumatismes, ses opacités, ses tabous, ses lieux communs travaillent notre présent d’une manière beaucoup plus forte que l’on pourrait l’imaginer. Elle concerne nos sociétés, la manière dont elles s’envisagent elles-mêmes, leur actualité. Elle ne se sépare pas de l’existence, infuse le réel, sous-tend nos représentations et nourrit nos politiques. C’est ainsi que l’on pourra lire le dernier numéro de la remarquable revue Mémoires en jeu : un constat lucide d’une dérive mémorielle contemporaine et un avertissement face aux dangers véritables qu’elle soulève.

 

 

C’est l’une des qualités premières de cette revue que d’inscrire l’histoire, le passé, la mémoire collective au cœur du monde moderne, des enjeux du présent. Et cela sans choir ni dans l’hyper spécialisation, ni dans un moralisme de mauvais aloi, ni dans une surinteprétation néfaste… Ce nouveau numéro se centre sur un enjeu essentiel pour les sociétés européennes contemporaines : les effets des politiques dites illébérales sur notre mémoire commune. Au fil d’un dossier d’une grande richesse, tantôt en français, tantôt en anglais, les cas baltes, polonais, russes, ukrainiens sont passés au crible et font entrevoir, malgré des situations spécifiques, une intrication dangereuse entre des enjeux politiques, des crises plus ou moins ponctuelles, et la manière dont nos sociétés pensent et écrivent leur histoire. Au centre de ces débats, de ces choix, de ces directions, la mémoire de la Seconde guerre mondiale évidemment.

 

Coordonnée par Delphine Bechtel et Henry Rousso, le dossier intitulé « Les politiques illébérales du passé » aborde des situations bien différentes. Depuis la politique mémorielle compliquée de la Guerre d’Algérie en France jusqu’aux réécritures pures et simples des faits dans certains pays de l’ex bloc soviétique, il fait entrevoir les effets désastreux de politiques nationalistes sur la recherche historique et les débats nécessaires qui en résultent. Ainsi, plusieurs articles remarquables reviennent sur les cas hongrois en s’intéressant au véritable changement de paradigme de la mémoire de l’extermination des Juifs, des pays baltes qui réécrivent l’histoire du conflit à l’aune de leurs intérêts propres, de l’Ukraine où l’histoire devient, au gré de lois nocives, le moyen d’inventer une geste nationale ethnicisé ou bien encore de la Pologne qui a entrepris une « décommunisation » du pays. On lira également à ce sujet un entretien très instructif entre Elzbieta Janicka, Audrey Kichelewski et Jean-Yves Potel (qui a coordonné le n° d’Esprit consacré à la Pologne)… Le dossier s’intéresse également aux cas espagnol, colombien ou japonais tout à fait frappants eux aussi. Les réflexions menées ici ne sont pas superflues, ce ne sont pas des points de détails ou des discussions de spécialistes. Bien au contraire, elles remettent l’histoire, la mémoire, au cœur des enjeux contemporains et nous rappellent que les bien penser revient à mieux comprendre nos situations présentes, d’entrevoir des perspectives politiques ou pour le moins de discerner des mouvements importants des sociétés européennes.

 

« Austerlitz » de Sergueï Loznitsa (Déjà-vu film)

 

On pourra lire, hormis les articles d’actualités ou les recensions d’ouvrages qui ouvrent et closent la revue, des contributions tout à fait passionnantes sur des sujets connexes. Ainsi, Luba Jurgenson s’est longuement entretenue avec le cinéaste Sergueï Loznitsa qui, dans ses films Austerlitz  et Le Procès , travaillent sur des images d’archives et sur la manière dont nous mettons en scène la mémoire depuis les commencements des grandes répressions en Union soviétique jusqu’au lieux de mémoire de la Seconde guerre mondiale que visitent de nombreux touristes… Il y explique son travail à la fois sur le plan technique mais propose dans le même temps une sorte d’archéologie des archives filmées qui en font reconsidérer la nature et réévaluer notre rapport au réel. On lira aussi un ensemble autour de Primo Levi – un texte très éclairant de Philippe Mesnard sur ses premiers écrits ; ainsi qu’un entretien avec l’éditeur de ses œuvres complètes et une conversation avec l’auteure italienne, proche de lui et quasi inconnue en France, Edith Bruck. On notera pour finir, la publication d’extraits (présentés par Sonia Combe) du témoignage inédit de la céramiste Eva Zeisel sur son arrestation en 1936 à Moscou, son incompréhension, ses angoisses et son incarcération à Leningrad.

 

Publié alors que nous célébrons la chute du Mur de Berlin, ce numéro de Mémoires en jeu rappelle qu’il ne faut jamais lire l’histoire de manière univoque ou binaire, qu’il faut se méfier de nos réflexes narratifs ou des facilités du jour, pour la considérer avec sérieux et responsabilité. C’est faire œuvre, dans le contexte européen actuel, de salubrité publique.

 

Hugo Pradelle