Animal hivernal

 

Maintenant que nous avons apprivoisé Animal, on sait ce que la belle bête, d’orange vêtue, a dans le ventre. Sous-titré  « poésies d’aujourd’hui » (un pluriel, on va le voir, qui prend tout son sens), ce projet ancré dans le Grand Est, du côté de Nancy, se veut à double détente, avec un numéro numérique au printemps que vient compléter, l’hiver venu, une livraison papier – celle dont on vous parle en ce moment même. Cette revue comprend deux parties. La première, thématique, fait la part belle à la notion de paysage(s) à travers une demi-douzaine de contributions. Dans la seconde sont repris ceux des textes qui avaient précédemment paru en ligne, une demi-douzaine d’auteurs là aussi, les uns et les autres libres du choix de leur sujet et de son traitement. L’ensemble cultive une évidente hétérogénéité, et cet éclectisme illustre, s’il le fallait encore, que la poésie contemporaine est décidément plastique, hybride dans ses formes et ses intentions.

 

Les textes qu’on appellera paysagers par commodité, et qui forment la première section de la revue, jouent sur différentes focales. En filant en effet une métaphore photographique, on peut dire que certains auteur(e)s sont adeptes de la macro-écriture (comme on parle de macro-photo) alors que d’autres penchent plutôt pour une approche panoramique. Exemple avec Mary-Laure Zoss, qui s’en tient au « moindre », tout occupée, à l’échelle d’un lopin, d’un « paysage infime ». À l’opposé, prenant plus de champ, il y a un Olivier Domerg, dont l’écriture est d’abord arpentage physique, immersion par la marche dans le paysage, virée au grand air, carnet en main, pour absorber « la matière du monde », entre ciel et terre, bois et rivières. Bref, ici zooms, effets de loupe, granularité, là grand-angle, perspectives et horizons. Les espaces plus ou moins naturels n’ont cependant pas le monopole, l’atmosphère urbaine aussi trouve ses interprètes. C’est le cas d’Étienne Faure livrant des « vues de quartier », une série de variations sur certaines artères parisiennes ; comme une scène de théâtre qui change de décor et d’acteurs. C’est, autre exemple, Emmanuèle Jawad circulant au milieu de ce qu’elle appelle des « espaces flexibles » (zones d’habitations, d’activités, commerciales ou encore espaces verts…) ; elle y observe, dirait-on, les seuils, les passages, les bordures. Ses notations relèvent du repérage, à la croisée de l’anthropologie, de l’aménagement du territoire et de la signalétique. Et puis il y a, plus dépaysante, la tentative de description relativement exhaustive, par Michèle Métail, d’un très long rouleau peint à l’époque de la dynastie des Song, dans la Chine du XIIe siècle, et intitulé « La fête de Qingming au bord de la rivière » (attribué à un certain Zhang Zeduan) où  le paysage devient voyage dans le temps…

 

La fête de Qingming au bord de la rivière, Zhang Zeduan, XIIe siècle, dynastie des Song © Domaine public

 

 

Parmi les propositions de la seconde moitié de la revue, on a été séduit par les « Élégies mineures » de Christophe Manon, adepte d’une poésie-récit, d’une écriture à l’apparente modestie, car se tenant à hauteur d’homme, mais profonde dans ses vues :

 

« choses petites

choses toutes

petites choses

nous ne sommes rien

de plus que de toutes petites

choses frêles et tremblantes

excessives et nues

et impatientes »

 

La fête de Qingming au bord de la rivière, Zhang Zeduan, XIIe siècle, dynastie des Song © Domaine public

 

Le texte de Camille Ruiz, qui pourrait d’ailleurs être le point de départ d’un roman kafkaïen, évoque le glissement progressif de la narratrice dans une peau d’emprunt qui se trouve être celle de… son chien. Sous des dehors fantaisistes, à la lisière du fantastique, cette histoire interroge le sens de notre présence au monde, ce qui fait que nous sommes ce que nous sommes : « Il est difficile de savoir, je veux dire vraiment savoir, en son for intérieur, quelle vie vaut la peine d’être vécue, quelle maison vaut la peine d’être habitée, quelle neige vaut la peine d’avoir froid. » Dans un tout autre genre, la contribution de Luc Bénazet désarçonne ; l’intéressé déstructure la syntaxe et jusqu’à l’orthographe même des mots. Pourquoi ces déformations grammaticales, ces reconfigurations lexicales, cet éclatement généralisé ? Peut-être pour faire naître sous nos yeux une autre langue, comme étrangère, ou une langue renouvelée à partir de la langue familière. À moins qu’il ne s’agisse d’une façon radicale d’interroger les fondements de notre parler commun, à commencer par sa sonorité…  Citons enfin la parution d’un inédit de Jean Thibaudeau (1935-2013), un nom qu’il nous plaît de voir à nouveau au sommaire d’une revue. Ce texte, daté de l’été 1971, est un genre de work in progress : il montre l’écriture-en-train-de-se-faire, donnant ainsi à voir l’intrication de la vie et du travail, les mots à l’œuvre. Des pages qui se lisent comme un paysage mental…

 

Anthony Dufraisse

 

PS : n’oublions pas de mentionner la place que réserve la revue aux arts visuels sous la forme de deux contributions ; d’une part un ensemble d’huiles et d’encres de Chine de Jacques Le Scanff (des paysages de montagne) et, d’autre part, les encres de Chine également, sur papier japonais, d’Olivier Jung, qui revisite le geste  de la calligraphie…