La poésie, c’est quoi ?

 

 

 

 

Les revues constituent bien souvent des lieux d’accueil, des sortes d’espaces réflexifs communautaires. Dans lesquels l’addition d’idées, de formes, de conceptions, de pratiques peuvent se rencontrer ponctuellement. La revue peut organiser ces échanges, les provoquer, dans une démarche anthologique. Effectuer la compilation de ce qui diffère en quelque sorte. Elle peut réunir le dissemblable, le contradictoire, rassembler des voix ou des idées qui n’ont pas vocation à se rencontrer.

 

Elle peut formuler une question, poser un enjeu, proposer une réflexion, qui trouvent des échos ailleurs qu’en elle-même. C’est que les revues procèdent par déplacements, par glissements. Autour d’une personne ou d’un groupe, elles ont la capacité d’adjoindre des idées à des idées, des formes à des formes, en ne les limitant pas à un préconçu. Elles offrent une ouverture considérable qui peine à exister ailleurs. Leur mode d’organisation, leur souplesse, leur réinvention perpétuelle, permettent de considérer la pluralité des expériences ou des conceptions ensemble.

 

Le duo qui anime COCKPIT voice recorder – Christophe Fiat et Charlotte Rolland – a créé en 2020 une revue originale qui paraît sous deux formats à une régularité impressionnante et qui sous son format A4 photocopié qui le relie à une tradition artisanale du travail du revuiste offre une matière étonnante et variée. Comme l’écrivent ses créateurs, COCKPIT est une « revue de création polyphonique où les voix d’artistes, d’écrivains, de poètes et de dramaturges convergent dans un même élan, une même énergie, à vif. Sorte de rhapsodie punk. »

 

Le numéro spécial qui paraît ce mois-ci et sera présenté samedi 15 avril à l’Enseigne des Oudin (avec Fernando Arrabal) obéit totalement à ce projet. Et l’amplifie. La revue pose une question fort simple : « Qu’est-ce que la poésie pour vous ? » Ce n’est pas bien neuf, se dira-t-on… Mais ce qui intéresse n’est pas la question mais comment une revue peut y répondre, comment elle peut aborder la question par tous les bouts, selon tous les attendus ou en regard de toutes les idées ou expériences. Le duo donc a posé la question à des dizaines et des dizaines de contributeurs qui doivent y répondre dans une forme très brève.

 

Et tout l’intérêt de l’expérience réside dans la compulsation, la lecture cumulative des réponse, les échos qui se font entre elles. Et que l’on adhère ou pas à ces réponses, qu’on les trouve pertinentes ou pas, c’est la conception plurielle qui compte ici. Certains répondent avec sérieux, d’autres avec fantaisie. Certaines réponses sont elles-mêmes poétiques et d’autres plus intellectuelles. Toutes (ou presque) jouent le jeu, obéissent à la contrainte.

 

Rui Miguel Leitão Ferreira, The binding strand… # 6 (détail) (Sans date), Galeria 111, Lisbonne © CC BY 2.0 DEED/Pedro Ribeiro Simões/Flickr

La brièveté de la réponse, une sorte de mise sur le même plan, disons la lecture égalitaire que la revue propose, joue beaucoup. Et puis surtout, c’est la diversité des intervenants qui confère à ce numéro son intérêt. La revue devient le lieu d’une réflexion conviviale et contradictoire. C’est que c’est un objet qui admet la différence, la divergence. On lira donc cet ensemble  – organisé par ordre alphabétique d’auteurs – comme une polyphonie improbable.

 

On y aborde la question par toutes sortes de bouts, avec des voix disparates, hétérogènes. On y lit des réponses qui frappent par leur inventivité tantôt ou qui d’autres fois agacent, on penche d’un côté ou de l’autre. On y découvre une compilation qui semble impossible ailleurs que dans les pages d’une revue. Car où peut-on réunir des gens – écrivains, poètes, critiques, intellectuels… – aussi différents pour répondre à une question aussi basique ? Et l’on serait presque tenté de dire que ce qui compte, plus encore que le contenu, c’est une démarche, une possibilité offerte par la revue de mettre ensemble, d’une manière confraternelle et assez joyeuse, ce qui ne devrait pas se rencontrer. Et n’est-ce pas pour cela que l’on lit des revues, que l’on accorde à cette forme instable et hybride une valeur puissante ?

 

Conçu comme une anthologie, ce numéro peut se lire de toutes sorte de manières – dans l’ordre, par attrait de certains noms ou au contraire de refus, à l’envers, au hasard, par formats… comme chacun voudra ! On vous propose ici une anthologie de l’anthologie, comme un avant-goût hasardeux

La poésie ? C’est le contraire de la matière première. (Michaël Batalla)

La poésie, c’est la torsion des petites choses. (Adrien Lafille)

La phrase n’est pas de moi mais dit tout et tout ce que la poésie est pour moi : « La poésie, c’est de l’air volé. » (Ossip Mandelstam) (Marcelline Delbecq)

C’est une langue ajourée

On voit au travers

La lumière la traversant.

(Virginie Poitrasson)

Une légère inquiétude dans la syntaxe. (Pierre Alféri)

Une allumette qu’on craque en plein soleil. (Bertrand Schefer)

La poésie est intraitable, insaisissable, comme Godzilla. (Christophe Fiat)

C’est l’éternel retour du mème. (Nathalie Quintane)

La poésie, c’est ce que ce serait si on savait ce que c’est. (Frank Smith)

La poésie n’est bonne qu’à susciter la question de ce qu’elle est. (Philippe Beck)

 

 

Hugo Pradelle