Architectures sportives

 

Depuis plus de trente ans, Docomomo – acronyme signifiant, rappelons-le, Documentation et Conservation des édifices et sites du Mouvement Moderne –, défend l’architecture contemporaine sous toutes ses formes avec un double objectif : de connaissance et de sauvegarde, car les deux sont « indissolublement liés », comme aime à le rappeler régulièrement Richard Klein, à la tête de l’antenne française de ce groupe de travail international. Pour les architectes, historiens de l’architecture et autres passionnés qui en font partie, tout est bon pour valoriser et protéger le bâti, l’urbanisme et les paysages du XXe siècle. Événements (conférences, expositions, visites…), interpellations des pouvoirs publics quand un site menace ruine ou risque d’être détruit, mais aussi publications de périodiques.

 

En versions papier et numérique, un bulletin paraît ainsi annuellement qui rend compte des différentes actions de Docomomo dans son large périmètre. Et puis il y a des numéros spéciaux, le premier paru en 2020, le second aujourd’hui, qui sont centrés, eux, sur une thématique spécifique. Publiés et diffusés par les éditions Hermann, dont il faut décidément saluer l’extrême variété du catalogue, ces ouvrages-revues ont fort belle allure, jugez plutôt : un généreux format 22 x 28, quelque 200 pages, soit une vingtaine d’articles de fond, et des illustrations, nombreuses, en couleurs. Un premier numéro spécial avait donc paru en 2020 qui s’intéressait aux immeubles de grande hauteur en France sur la période 1945-1975. Quatre ans plus tard, cette nouvelle livraison fait cette fois l’état des lieux des architectures du sport, de 1940 à 1995. Architectes, historiens, spécialistes du patrimoine ou de l’aménagement, acteurs de la culture et autres chercheurs, les contributeurs montrent comment, sur la période de la seconde moitié du XXe siècle, la démocratisation de ce qu’on peut appeler la culture sportive et physique a suscité des sites spécifiques un peu partout dans l’Hexagone.

 

Un peu comme la France s’est couverte « d’un blanc manteau d’églises » en l’an mil, on pourrait dire que le territoire, depuis l’après-guerre, s’est couvert d’équipements ayant vocation à accueillir les activités et les événements de la religion, osons le mot, du bien-être physique. « Les architectures du sport sont fragiles, s’inquiète Richard Klein dans son éditorial. Celles qui rassemblaient l’adhésion institutionnelle ou populaire au moment de leur édification n’échappent pas aux incertitudes, à l’amnésie et à la déconsidération. » Même sentiment pour l’historien Simon Picard : « Comme l’architecture religieuse, [l’architecture des sports] fait partie de ces programmes familiers qui, dans la ville de l’après-guerre, ont fini par s’effacer à force d’être disséminés. C’est en effet une forme de paradoxe que la multiplication des objets conduise à leur invisibilité. » Il est vrai que, trop habitué à leur présence, l’œil glisse souvent sur ces « structures du quotidien » que sont bassins de natations, bases de loisirs et autres gymnases ou pistes d’athlétisme. C’est donc tout l’intérêt de ce beau numéro d’attirer l’attention sur eux – historiquement, matériellement, techniquement –, et de soulever, puisqu’il y a un enjeu de transmission, des questions d’ordre patrimonial. Ces interrogations, on s’en doute, se posent surtout pour des monuments à forte valeur symbolique, des enceintes emblématiques (qui ont vu le jour sur fond d’accueil d’olympiades ou de grandes compétitions internationales) mais aussi, dans une moindre mesure, pour de plus modestes équipements populaires que l’on dira de proximité (centres sportifs locaux, stades, parcs omnisports, piscines municipales).

 

Parc des princes à Paris © CC BY 2.0/Guilhem Vellut/Flickr

 

Plusieurs figures d’archi se détachent dans certains articles. Citons par exemple Bernard Bachelot (1930-2011), dans la Ville Rose, adepte « du travail fin du béton qui a caractérisé une grande partie de son œuvre ». Son Palais des sports, édifié au cœur de Toulouse, et « dont la plastique aux accents brutalistes ne faisait pas l’unanimité », pâtit de l’explosion de l’usine AZF en septembre 2001, ce qui lui vaudra, non sans polémique, d’être rasé deux ans plus tard. Mentionnons aussi le tandem formé par René Egger (1915-2016) et Fernand Pouillon (1912-1986) qui « se voient confier, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, la réalisation à Aix-en-Provence de trois équipements sportifs, des œuvres aujourd’hui complètement tombées dans l’oubli » : le stade municipal, les terrains de sport des Fenouillères ou encore le Centre régional d’éducation physique et sportive. Ce dernier, le CREPS, ensemble de « bâtiments réunis autour d’un cloître perçu comme l’incarnation même d’une communauté d’êtres », témoigne du « tropisme » de Pouillon en particulier pour la notion de dispositif spatial spéculaire. Pensons enfin, autres exemples, à Roger Taillibert (1926-2019), père du Parc des Princes à Paris ou du Parc olympique de Montréal, ainsi qu’à Bernard Schoeller (1929-2020) à travers ses fameuses piscines dites Tournesol, reconnaissables à leur charpente intégrant des hublots ovoïdes : 183 exemplaires ont poussé en France entre 1972 et 1984, rien que ça,  « dans le cadre de la politique d’équipement  pour les infrastructures sportives menée par l’État ». 91 d’entre elles sont encore en activité, certaines dans leur état d’origine, affectées ou non à d’autres activités, et 77 ont été démolies, les 14 restantes ayant fermé…

 

Diversité des réflexions oblige, ce numéro nous fait voyager un peu partout en France, en ville, à la campagne et à la montagne, de la Seine-Saint-Denis à Strasbourg en passant par La Réunion, les Bouches-du-Rhône ou le Nord-Pas-de-Calais. Quelques rares contributeurs s’autorisent même un coup d’œil à l’étranger à travers des cas d’études au Canada, en Belgique ainsi qu’en Tunisie. Si les décors changent – vélodrome ici, hippodrome là ; station de ski ici, centre nautique là –, ce qui ne change pas, en revanche, c’est la qualité de l’expertise des intervenants ; la restitution de leurs recherches respectives est souvent passionnante. On l’aura compris, ce nouveau numéro spécial de Docomono éclaire avec pertinence les différentes facettes des constructions sportives, leur localisation dans l’espace vécu, leur ancrage dans les mémoires, leur portée politique et symbolique. Et, pour certaines plus que d’autres, leur nécessaire pérennité via la modernisation du bâti, la réhabilitation ou la reconversion. Entre inventaire et réflexion, cette livraison sur les architectures du sport révèle combien elles sont porteuses de sens collectif et constituent un héritage commun.

 

Anthony Dufraisse