« Tisonner les braises de l’histoire pour faire jaillir les étincelles de l’utopie » : Brasero n° 1

 

Les Éditions L’Échappée se sont rapidement fait une place en librairie et dans le paysage éditorial français. Graphisme original et talentueux, esprit libertaire et technocritique, ouverture aux nouvelles approches de critique sociale si dynamique outre-Atlantique (Jacobin), outre-Manche (Verso) et outre-Pyrénées (Pepitas de Calabaza). En quelques années Cédric Biagini a publié des livres utiles aux débats intellectuels et aux combats militants : critique de l’école numérique, de la collapsologie, de l’identitarisme, défense de l’écoféminisme… Le point de vue est fidèle à l’esprit libertaire et utopiste. Dans la collection Versus, plus théorique, Patrick Marcolini donne accès à des ouvrages importants, de Jacques Ellul, Murray Bookchin ou Renaud Garcia. Dans cette collection les lecteurs francophones ont aussi pu avoir accès à Misère de la théorie, charge critique d’Edward P.Thompson contre Louis Althusser, ouvrage de référence paru en anglais en 1978. Tout aussi classique dans le monde anglo-saxon, la magistrale étude de Jeffrey Herf sur le Modernisme réactionnaire, ouvrage paru 1984 qui montrait comment un certain culte de la technologie pouvait être identifié parmi les sources du nazisme. L’Échappée publie aussi les anthologies thématiques des fiches de Guy Debord ou encore la récente traduction de La Catacombe de Molussie, roman labyrinthique de Gunther Anders. À cette production foisonnante, il manquait une revue… La voici ! Elle est annuelle, ses couleurs sont vives, son graphisme parfait et son titre annonce un vaste programme : Brasero ! Revue de contre-histoire. Il s’agit en effet « d’éclairer l’histoire de manière oblique » et de « tisonner les braises de l’histoire pour faire jaillir les étincelles de l’utopie ».

 

À contre-courant des idées dominantes – y compris dans la pensée dite « radicale » – la revue d’inspiration libertaire s’intéresse aux marges et aux « en-dehors », aux irréguliers et à la contre-culture. On y retrouve Flora Tristan ou le chanteur syndicaliste Joe Hill, Gribouille ou William Morris, Anna Mahé ou les Zandj, les piqueurs du métro ou les marchands de coco de Montmartre. Dans la rubrique « Contre le totalitarisme pour le socialisme » Charles Jacquier et Marie Isidine évoquent les cent ans de l’insurrection et l’écrasement de la commune de Kronstadt par le pouvoir bolchevik. Ce centenaire a été bien oublié – tandis qu’il est un événement-clef de l’histoire de la Révolution russe. Dans une étude aussi hilarante qu’érudite, Patrick Marcolini présente le posadisme, groupuscule trotskiste ayant développé des analyses dialectiques sur les soucoupes volantes et l’existence d’un communisme extraterrestre. Entre une contribution sur Tolstoï et les Bolcheviks ou les murais de la Révolution des œillets, Annie Le Brun revient sur sa trajectoire, évoquant sa jeunesse et ses révoltes, sa rencontre avec le surréalisme, avec Radovan Ivsic, son amitié avec André Breton, Guy Debord et Jaime Semprun. Cet entretien permet de mieux connaître cette figure essentielle, irréductible et irrécupérable, de la pensée critique.

 

La nouvelle revue salue aussi une revue du siècle passée, Le Grand jeu, à qui Julien Lafon et Patrick Marcolini consacrent un article approfondi présentant avec finesse la trajectoire du groupe. Cet article constitue une excellente synthèse sur l’histoire du Grand jeu, d’autant plus juste que les auteurs ne négligent personne dans ce qui fut une équipée sauvage et collective. Sima, Mony de Bolly, André Delons, Hendrik Kramer ne sont pas oubliés et l’importance de Gilbert-Lecomte n’est pas éclipsée, comme elle l’est parfois par des commentateurs pressés de célébrer l’archange René Daumal.

 


L’attention portée à l’histoire des revues et à l’histoire de l’édition et du graphisme fait une des originalités supplémentaires de Brasero. Les éditions L’Échappée portent un vif intérêt à l’histoire du livre : outre la biographie de Jean-Jacques Pauvert par Chantal Aubry, citons le stimulant volume sur L’Assassinat des livres par ceux qui œuvrent à la dématérialisation du monde, critique virulente de la « mutation numérique » du livre. Lancer une revue papier appartient à ce même parti pris, ce choix que l’on hésite désormais à dire radical tant le livre papier, chaque jour, persiste – envers et contre toutes les prévisions et les plaintes. Dans la rubrique « Pages », Chantal Aubry consacre un article à l’itinéraire de Claude Tchou, éditeur hors normes, flamboyant et typique de l’époque de Régine Deforges, Éric Losfeld ou Jean-Jacques Pauvert. Certes, cette époque bénie d’une extension continue du domaine du livre est bel et bien passée, mais ce passé-là demeure pour Brasero « un réservoir de possibles ». La nouvelle revue le démontre avec éclat. En un temps de froid et de grisaille, voilà donc de quoi se réchauffer l’ardeur.

 

François Bordes

 

Coordonnées de la revue

 

Compte rendu repris dans La Revue des revues n° 67