Cahiers critiques de philosophie : le philosophe et son double

 

Pour l’essentiel, ce 24e numéro des Cahiers critiques de philosophie rend hommage à Georges Navet (1948-2020), emporté par un cancer fulgurant. Un chercheur, un professeur, un passionné de littérature, et d’abord celle du XIXe siècle. Consciencieusement préparée par ses amis et collègues, ce sont parfois les mêmes, cette publication du département de philosophie de l’université Paris-8 où Georges Navet a longuement travaillé est passionnante. De sa nomination en 2002 à son dernier cours en 2017, il y a visiblement laissé une empreinte inspirée et inspirante, tissant des liens assez forts semble-t-il avec les uns et les autres pour qu’ils soient davantage que de simples rapports professionnels. Patrice Vermeren : « Toute sa vie, il aura fait de l’exercice du non-pouvoir un programme philosophique, sous condition d’un impératif : lire, écrire, enseigner. » Stéphane Douaillier, lui, se souvient de conversations à bâtons rompus où des figures emblématiques prenaient vie dans la voix de son interlocuteur : « On voyait surgir Michelet, Quinet ou Proudhon qui pour lui comptaient bien sûr autant que Kant, Habermas, Rawls et Hayek de même que toutes sortes de héros de la littérature, du roman noir et du cinéma. » Pour Patrick Vauday, Georges Navet était « un philosophe qui ne se satisfaisait pas de la philosophie qui (…) ne lui aurait pas paru valoir beaucoup de peine sans son nouage à la littérature. » Edward Castleton vante, lui, une intelligence plastique capable d’embrasser bien des centres d’intérêt, s’ouvrant avec acuité à toutes sortes de préoccupations : « Georges écrivait sur de nombreux sujets, toujours d’un style limpide et clair, compréhensibles même pour les non-philosophes. » (De cela on peut témoigner ayant lu sans difficulté, en simple amateur averti, tel ou tel de ses articles, forme qu’il privilégiait à celle de l’ouvrage.) « Il est rare de voir le poids de l’érudition porté aussi légèrement avec autant de gentillesse et de générosité », écrit encore Edward Castleton, pas le moins élogieux des contributeurs que l’on ne pourra pas tous citer dans ce compte-rendu. Voilà un numéro in memoriam qui nous semble donc d’autant plus réussi que tout en rappelant les grands jalons et les enjeux d’un itinéraire en philosophie, il donne envie de (re)découvrir les livres de Georges Navet, et d’abord, s’il ne fallait retenir qu’un titre, Le philosophe comme fiction.

 

Pierre-Joseph Proudhon photographie par Nadar en 1864 @ BnF

 

Aussi touchants et pertinents que soient les regards et témoignages croisés de son entourage professionnel, le plus important toutefois n’est peut-être pas là. L’essentiel réside bien plus sûrement dans les extraits inédits – une douzaine de pages – tirés des très nombreux cahiers personnels que Georges Navet rédigea pendant cinquante ans, depuis le début des années 70, et encore l’année de sa mort. On y découvre un homme plus troublé que sa vie professionnelle ne le laissait sans doute paraître. Il y avait, si on veut, le côté pile – l’hommage –, voilà le côté face : l’homme face à lui-même. Autant qu’on en puisse juger par les échantillons des écrits intimes présentés ici, la philosophie y occupe une place qui n’est pas forcément celle que l’on pourrait attendre. « Quelle unité régit ma vie ? Je me retrouve ‘spécialiste’ de Proudhon et de Vico, et conscient que je ne l’ai pas tout à fait voulu », confie-t-il par exemple à ses cahiers datés des années 2009-2010. Un propos qui fait écho à d’autres où il s’interroge mêmement sur ce qui passe aux yeux des autres pour une vocation alors que lui se rêvait plutôt écrivain. Comme s’il s’était laissé entraîner dans cette voie sans le vouloir tout à fait, orienté malgré lui vers cette activité de philosophe, s’y épanouissant selon les moments mais y opposant trop peu de résistance pour espérer pouvoir un jour se consacrer pleinement à la littérature, son vœu initial. Comme si ses dispositions intellectuelles et son tempérament mêlés (« un manque abyssal de foi en moi-même », regrette-il à un moment tandis qu’il déplore, ailleurs, sa « propension à la fuite et au repli ») avaient pris le pas sur sa passion première. Vraiment, ces passages de cahiers qui courent sur un demi-siècle sont par bien des côtés émouvants et on espère que ceux des amis les plus proches de Georges Navet s’emploieront à leur trouver un éditeur. Ce serait assurément une heureuse initiative que de voir publiée cette matière  intime, on allait dire clandestine. « Quel lecteur de ces cahiers pourrait prétendre qu’il me connaît grâce à ce qu’il y a lu ? De combien de personnages fictifs ou fantasmés qui m’accompagnent […] n’ai-je jamais écrit un mot ? Des vecteurs entiers de ma vie sont censurés. Je n’ai jamais prétendu tout dire. Je construis ici mon personnage », écrit Georges Navet une dizaine d’années avant sa mort. Un personnage avec lequel on aimerait décidément, oui, faire plus ample connaissance à la faveur prochaine, peut-être, de l’édition de ses cahiers dont cette revue nous a donné un très engageant aperçu.

 

Anthony Dufraisse