Fragile !

 

« Attention : Fragile » : la mise en garde conclusive du philosophe Jean-Luc Nancy nous place dans la meilleure des dispositions possibles pour aborder cette troisième livraison des Cahiers de l’Agart. Après « Exposer » et « Machine »,  la fragilité constitue le fil directeur de ce numéro.

 

Les images figurant en couverture et en quatrième exposent précisément l’enjeu au cœur des différentes contributions de plasticiens, poètes et théoriciens. Il s’agit d’une étrange « sculpture » réalisée à partir de crin de cheval noué et attaché sur du fil de nylon. L’œuvre de Pierrette Bloch ne convoque d’ailleurs pas immédiatement la fragilité entendue  étymologiquement comme ce qui pourrait se briser ; elle renvoie plutôt à tous ces dépôts de matière ou à ces résidus négligés auxquels on n’accorde qu’une existence précaire et qu’un courant d’air pourrait emporter, reconfigurer (figura contre imago, réclame Michel Guérin à l’écoute du message de Rainer Maria Rilke, p. 48), disperser de mille façons tant ces volutes de crin apparaissent potentiellement flottantes.

 

« Il flotte, le crin », écrit Renaud Ego. Et en ouverture d’un captivant portfolio présentant une série de pièces de Pierrette Bloch, le même poète reconnaît encore « le foisonnement d’une toison posée sur la peau de l’air » (p. 23). Il restitue ainsi à ce matériau inattendu à la fois sa dimension vibratile et son extrême sensibilité, pareille à ces frissons signifiant l’approche de l’indistinct, désir ou menace.

 

Dans son avant-propos, Christian Bonnefoi indique comme premier jalon de la fragilité dans l’art du XXe siècle ce qu’il est advenu du Grand Verre de Marcel Duchamp abandonné à L’Élevage de poussière (1920) et photographié par Man Ray. Plus tard, la poussière du minuscule atelier de Giacometti rue Hippolyte-Maindron fera également l’admiration de Jean Genet. Le crin de cheval et l’agglomérat floconneux constituant ce qu’on nomme trivialement des « moutons » — comme pour marquer qu’il y a là quelque chose qui appartient à l’animé, sinon à l’animalité — ont ceci en commun : un simple souffle peut mettre leur forme en péril. S’agit-il pour autant d’ « informe » (Georges Bataille) ? Pour Christian Bonnefoi, il ne convient pas de confondre les deux notions et leur « besogne » (pour emprunter ce mot à l’auteur de Madame Edwarda) respective : « « l’altération » informe est exportée, elle est le fruit d’une volonté esthétique, voire morale. L’altération fragile appartient au tissu et à la matière même de la forme. »

 

Jean Siméon Chardin, « Les Bulles de savon », 1733-34 (Google Art Project)

 

Entendons qu’avec la fragilité il en va ici d’une tentative de penser une actualité de l’art en discutant de la légitimité de concepts puissamment élaborés dans le laboratoire de l’entre-deux-guerres et qui, peut-être aujourd’hui, montrent leurs limites, quoiqu’ils continuent à exercer leur hégémonie herméneutique. Qu’est-ce qui subsiste par delà la volonté esthétique et la volonté morale ? Il reste à prêter toute son attention à la mise en forme de la matière et à ses accidents, parce que la « technique est l’être de l’art » (p. 77). Cela justifie amplement de donner la parole à ceux qui restaurent les œuvres d’art, comme Serge Tiers, qui a pris soin des tableaux de Martin Barré (1924-1993). Sortir de toute volonté d’art (esthético-morale) serait aussi la meilleure manière de tenir à bonne distance la « forme marchandise » comme la « forme fétiche » (p. 5) de l’objet artistique. Contre toute attente, la visée de la fragilité prend un tour offensif. Gilles Hanus le précise dans sa contribution intitulée « Buée » : « (…) fragilité n’est pas faiblesse parce qu’elle met en œuvre une certaine force. » (p. 7) La Bulle de savon (vers 1734) du tableau de Chardin le démontre : elle « traverse l’air sensible » (p. 9), comme le note Suzanne Doppelt, et modifie avec douceur notre perception du monde. Les constructions légères composées de cageots ou de planches de chantier de Kawamata ne sont à l’évidence pas faites pour durer, mais elles ajoutent la « gratuité du temps qui passe » (p. 13) dans un lieu dont elles altèrent  provisoirement la forme et la fonction à la façon d’un nid ou d’une tanière qui peuvent sans préjudice grave être abandonnés ou détruits.

 

Reconsidérant la notion d’ « aura » mise en circulation  par Walter Benjamin, Laurent Jenny invite lui aussi à se rendre plus attentif à ce que dit le philosophe du Livre des passages d’une photographie d’une jeune Pêcheuse de New Haven (1844) par David Hill. Dans sa Petite Histoire de la photographie (1931), il souligne que ce cliché invite le spectateur à chercher « la petite étincelle de hasard, d’ici et maintenant, grâce à laquelle le réel a, pour ainsi dire, brûlé le caractère d’image. » (p.39) En somme, même l’œuvre reproductible peut recéler une part de fragilité et, contrairement à ce qu’il est courant de penser,  l’aura serait « constitutive de la photographie ».

 

 

Parmi les œuvres clés qui sont une contestation vivante de l’image, on ne peut omettre La Mariée mise à nu par ses célibataires, même (1912-1923) sur laquelle la poussière évoquée par Christian Bonnefoi s’est jadis accumulée. C’est assez dire que La Mariée constitue un puissant capteur de fragilité. Le plasticien Bernard Moninot, qui a réalisé en 2015 une réplique du Grand Verre avec l’aide  de ses étudiants des Beaux-Arts de Paris, revient sur « L’Air du temps ou le silence de la Mariée ». Fragile par son matériau qui s’est d’ailleurs accidentellement fissuré, le Grand Verre l’est aussi plus profondément parce qu’il résiste à l’identification des intentions qu’on peut lui prêter. Comme le note Bernard Moninot, cela tient pour partie au fait qu’avec cette œuvre Marcel Duchamp « élimine la question du fond » (p. 86). Cette absence, qui invente une manière d’embrasser le vide et de l’accueillir dans sa diversité, fait de cet objet « Un instrument de pensée questionnant l’espace extérieur mais aussi nos perceptions intérieures en lien constant avec la mémoire. » (ibid.) Toujours retardée, l’image demeure incertaine. Mais par incertitude, il ne faut surtout pas entendre une quelconque hésitation maladroite. L’incertain s’affirme comme une tension et cela jusqu’au point de la rupture. Ce n’est pas autre chose qu’exprime Jean-Luc Nancy en appelant avec insistance à l’attention relative à ce qui est fragile. Se tendre jusqu’au point de défaillance, tel est le programme de l’existence fragile. Certaines œuvres d’art nous en facilitent grandement l’accès.

Les Cahiers de l’Agart no 3, Obsidiane / Les Belles Lettres

Jérôme Duwa