Cahiers Jules Lequier n° 8 : l’éclaireur éclairé

 

Vitrine de l’actualité de la recherche contemporaine sur Jules Lequier (1814-1862) et ouvrant toujours plus l’horizon de l’analyse critique et génétique d’une œuvre éclatée, les Cahiers portant son nom, publiés à l’initiative de l’association des amis du « penseur infortuné et fier » (Xavier Tilliette), présentent leur 8e numéro. Et il est tout aussi intéressant que les précédents. S’y trouvent près d’une cinquantaine de pages de pensées et aphorismes de jeunesse, de ce penseur breton qu’on connaît certes de mieux en mieux, notamment grâce à cette publication depuis 2010, mais dont il reste beaucoup encore à découvrir et à comprendre, et ce à tous points de vue : biographique, intellectuel… La transcription patiente de ces extraits de cahiers a été assurée par Goulven Le Brech, archiviste de profession et ici rédacteur en chef, à partir des manuscrits conservés à la bibliothèque universitaire de Rennes. La particularité de ces fragments choisis tient sans doute à leur diversité et à leur « caractère sentencieux et méditatif » (Le Brech). Une rencontre avec l’enseignant et philosophe Ghislain Deslandes, qui a mis à profit le premier confinement en 2020 pour signer un Court traité sur la recherche d’une première vérité où il est question de Lequier, permet par ailleurs de le resituer dans le champ philosophique français et de suivre la trajectoire d’une pensée à bien des égards mouvante – il faut en effet rappeler que la nature polymorphe du corpus lequerien en complique la compréhension globale. Pas d’esprit de système chez Lequier, pas d’œuvre donnée toute d’un bloc mais un legs sous forme de « miettes philosophiques », comme dit Michele Sciotti ; des fragments qu’il faut donc savoir rassembler, recouper, comparer.

 

 

Pour en revenir à l’entretien avec Deslandes, ce que l’on peut, entre autres choses, en retenir c’est que le style antiphilosophique et chrétien de Lequier le place dans « le sillage tracé par Pascal et son contemporain Kierkegaard » ; que Lequier revêt décidément, comme déjà le pensait volontiers Jean Grenier (1898-1971), « un rôle de précurseur (…) pour l’existentialisme, les philosophies du processus, le néokantisme, le pragmatisme, etc. », voire pour la phénoménologie ; ou encore que Lequier, incarnant un « esprit de l’exception », aurait annoncé sinon amorcé certaines terminologies-clés (différance…) de la postmodernité. Ce réseau de références, on l’aura compris, tend à confirmer que le questionnement si singulier de Lequier a, contre toute attente, largement infusé les deux derniers siècles de l’histoire de la philosophie en France. Mais aussi à l’étranger : la rubrique des comptes rendus d’ouvrages évoquant la philosophie de Lequier à l’international et dans des domaines pour le moins variés (sur Charles Harsthorne*, sur la pensée juive…) en fournit d’autres exemples. Dit autrement, la presque marginalité biographique de Lequier serait inversement proportionnelle à son influence qui, à retardement, apparaît toujours plus capitale. Initiateur, précurseur, annonciateur, défricheur, éclaireur, on dira la chose comme on voudra, c’est un être à part qui, on s’en rend compte rétrospectivement, aurait apparemment ouvert la voie à bien d’autres voix.

 

La section « Autour de Lequier » remet quant à elle en mémoire les noms de Xavier Tilliette (1921-2018) et de Jean Grenier (1898-1971) à travers des documents croisés de ces deux spécialistes de Jules Lequier. Tilliette qui publia en 1964 Jules Lequier ou le tourment de la liberté, a pu dire ceci : « C’est un des rares philosophes qui font aimer d’emblée la philosophie, par le frémissement qu’il communique, par l’urgence qui le talonne, par ce langage direct, inhabituel, sans fioritures ni abstractions. » Peut-être ce jugement est-il, au fond, ce qui motive le renouveau et la vitalité de la recherche sur ce penseur que même les non-spécialistes fréquentent avec un intérêt grandissant.

 

 

Anthony Dufraisse

 

* Philosophe américain, Charles Harsthorne (1897-2000) « est en effet le premier philosophe anglo-saxon à avoir présenté le philosophe breton aux lecteurs anglais comme un homme exceptionnel, aux dons littéraires et philosophiques rares », écrit Donald W. Viney dans sa recension.