Davertige : voix haïtiennes

Haïti est un lieu poétique. Entendons qu’on y écrit beaucoup de poésie, qu’elle y occupe une place majeure, primordiale. La belle anthologie publiée par James Noël en 2015 témoigne d’une vitalité tout à fait remarquable, qu’on ne trouve presque nulle part [1]. C’est un vivier, un espace où, probablement, des voix se doivent d’exercer une résistance, d’assumer une sorte de profération.

 

 

En 2019, a été lancé le premier festival de poésie contemporaine de l’île : « Transe Poétique ». Rassemblement de poètes, exercice collectif des voix, il semble se déborder lui-même, provoquer un certain appétit. Une revue s’est créée pour retenir ces voix en accueillant des textes, inédits pour la plupart, des poètes qui participent à cet événement. Elle veut contenir des voix en même temps que les ouvrir à d’autres, sorte de panier poétique au nom très évocateur : Davertige. On ne glosera pas ce titre riche au delà du « clin d’œil » au poète, mais juste en laisser juste flotter quelque chose de mystérieux et de vertigineux. La revue « entend ainsi assurer un rayonnement au travail de ces poètes » et faire « découvrir des voix pertinentes de la nouvelle génération ».

 

Festival Transe Poétique / Loque Urbaine

 

Mais Davertige ne se résume pas une entreprise strictement anthologique ou à une stimulation d’un paysage éditorial chaotique et fragile. Elle apparaît d’évidence comme un formidable vivier de voix d’une grande force. Inventives, luxuriantes ou sobres, les voix poétiques mises en avant par la revue créée par Loque urbaine, soutiennent une certaine colère, une indignation vive, une révolte essentielle. C’est ce qui frappe dans la première livraison d’une revue à la fois élégante et surprenante. Papier coloré qui change pour chaque poète, maquette sobre malgré tout, simplement traversée de quelques traits qui reprennent les formes de la couverture – empilement de roches de formes et de matières disparates, qu’en passant le doigt sur la couverture, on sent légèrement en relief.

 

C’est que l’hétéroclite, le divers, ne relève pas nécessairement de l’apposition ou de l’empilement. On peut, on doit peut-être, y entendre une cohérence, un mouvement, une énergie pour le moins ! Échos de la violence, signes d’une rébellion, d’un emportement contre le réel, de nombreux textes de ce numéro réclament justice et s’emploient à remettre, avec une intelligence vive, le rôle du poète dans le monde, son implication dans ses enjeux. On lira ainsi avec grande attention les beaux textes de James Noël, de Milady Renoir ou d’Eliphem Jean, y reconnaissant une puissance d’engagement qui ne verse pas dans un didactisme ridicule ou une sorte d’emphase d’assez mauvais aloi. Au contraire, les poèmes choisis pour cette livraison sont tenus, sobres. Souvent hantés par une violence et une brutalité terribles, ils exercent le langage à l’épreuve de la fureur du monde.

 

 

On est assez estomaqués par d’autres textes qui eux aussi s’emploient à faire du poème, des voix qui les habitent, un instrument de lutte, d’introduire, comme l’écrit Pina Wood, « un petit bout d’hache dans la tête » ! Son long poème en capitales d’imprimerie est l’un des plus forts du numéro, comme celui, bref, de Makenzy Orcel intitulé « Clé » :

 

… les serrures de l’ombre

l’impasse des peuples effacés

leur flamme sauvage

même pour tourner la mer disgraciée en dérision

gagner sur l’aube une misère de chance

nous aboyons

une mort certaine à la clé

la mémoire nous dévore

 

 

Et c’est comme en réponse qu’on peut lire cette strophe « Fusillés » de Ricardo Boucher :

 

Là où naissent libres des fleurs

Dans les mêmes cimetières anonymes

Il y a nos corps

Tombeaux d’Histoire

Il y a toujours

Une poignée d’amour

Envoyée par le cœur

Pour nous tenir la main

 

Davertige est une revue qui offre asile en quelque sorte. On y découvre des voix connues ou pas, dans des formes assez brèves, tenues. Nourrie du festival, des rencontres, des échanges, elle s’en fait une prolongation dynamique, formellement réussie, et invite à entendre des textes, des langues, décidément exceptionnellement riches et fortes.

 

 

Hugo Pradelle 

 

 

[1] On pourra en sus de ce beau volume, découvrir le travail de James Noël dans la revue IntranQu’îllités et consulter l’article d’Alba Pessini dans Studi Francesi paru en 2016.