Défendre Colette ?

 

Colette (1873-1954), dont on fête cette année le cent-cinquantième anniversaire de la naissance, fait l’objet d’un dossier, entre autres choses*, dans la Revue des Deux Mondes en ce mois de février. S’il apparaît évident à beaucoup que Colette est depuis longtemps une figure majeure de la littérature, nombreux seraient ceux, encore aujourd’hui, qui lui contestent cette place (la reléguant loin derrière un Proust ou un Céline), voire qui la critiquent pour des raisons d’ailleurs moins esthétiques ou littéraires qu’idéologiques. Oui Colette a bien des admirateurs et des fidèles lecteurs génération après génération, mais oui aussi, semble-t-il à la lecture de ce dossier plutôt axé sur la Colette subversive, des détracteurs. Tant et si bien que l’impression qui domine dans ce dossier, c’est la nécessité, sinon impérieuse du moins précieuse, de défendre à cette heure et la femme transgressive et l’écrivaine irrévérencieuse.

 

Autrice dernièrement de Sidonie Gabrielle Colette (Gallimard, 2022), Emmanuelle Lambert, dans un entretien, voit Colette comme « une immense star », n’ayant eu de cesse, au fil de sa vie et de ses « métamorphoses » identitaires et artistiques, d’affirmer « une liberté individuelle qui va à l’encontre de toutes les conventions sociales ». Et l’interviewée d’avancer deux comparaisons souriantes, l’une faisant de Colette une très douée judokate (pour sa capacité à utiliser à son avantage les attaques de l’ordre moral, quelque forme qu’il prenne, Église, patriarcat, opinion publique…), l’autre une avisée joueuse d’échecs, son art de cultiver l’ambiguïté (sociale, sexuelle…) apparaissant comme une forme d’intelligence stratégique. Cette notion d’ambiguïté, Emmanuelle Lambert y tient, qui souligne : « C’est l’idée directrice chez Colette, parce que, dans l’ambiguïté, il y a la liberté ». Liberté de changer – quitte à se contredire parfois –, de se réinventer, mieux, d’exprimer les désirs de son être profond. Lui faisant écho, l’historien de l’art Stéphane Guéguan parle, lui, de l’habileté de Colette à « déjouer ses rôles habituels ». Sa lecture du livre Le Pur et l’Impur (d’abord publié en 1932 sous le titre Ces plaisirs… avant de connaître une réédition dix ans plus tard sous ce nouvel intitulé) vient soutenir l’image d’une Colette décidément libre de ses intentions créatrices, en l’occurrence ici la chronique du Paris interlope.  Abnousse Shalmani aussi insiste sur cette notion d’ambiguïté, quoique d’un point de vue différent et plus mordant, se risquant sur le terrain, polémique, de la perception critique qu’un certain néoféminisme (qui aurait mérité d’être clairement défini) peut avoir de Colette aujourd’hui. Dans une approche assez musclée qui peut se discuter, la journaliste et écrivaine d’origine iranienne considère en effet qu’elle dérange un militantisme contemporain qui s’accommode mal de ses contradictions assumées, notamment dans l’usage hédoniste et affranchi qu’elle a fait de son corps.

 

 

Spécialiste de Colette (il préside notamment la Société des amis de Colette), Frédéric Maget, qui nourrit depuis l’adolescence une passion fixe pour la dame de Saint-Sauveur-en-Puisaye, s’attarde également sur la dimension charnelle de la vie de Colette et de son œuvre. S’il estime que cette dernière est « entrée dans une phase de patrimonialisation », l’auteur du tout récent Notre Colette (Flammarion, 2023) n’ignore pas pour autant les réticences persistantes qui, chez certain(e)s réfractaires à Colette, font signe, comme des résurgences puritaines du passé. Un seul exemple, ô combien parlant, cette anecdote rapportée par l’intéressé : quand, sous la présidence Hollande, il a été un temps question de panthéoniser des femmes, le nom de Colette suscita auprès du gouvernement des lettres outrées et même des missives d’insultes… Voilà qui dit tout du trop sulfureux cas Colette aux yeux de certains. Frédéric Maget : « On aime la Colette terrienne, fille de Sido, attachée à ses racines provinciales, comme en témoigne le choix des œuvres au programme du baccalauréat ; on aime un peu moins l’auteure de Chéri et de La Naissance du jour, et on méconnait totalement celle d’ouvrages comme Prisons et Paradis, L’Étoile Vesper ou Le Fanal bleu. »

 

Si le dossier de la revue privilégie de toute évidence la facette provocatrice de Colette plutôt que la figure consensuelle du personnage (celle qui célèbre la nature, la relation de l’humain à l’animal…), la langue et le style de la femme de lettres sont tout de même abordés, reconnaissables entre tous selon, toujours, Frédéric Maget. Il loue son « intelligence du regard, des sens », vante sa « façon de vivre le monde », sa « manière empathique, sensuelle, charnelle » d’être là, ancrée dans le présent. « Prendre et ouvrir un de ses livres provoquent toujours un émerveillement », s’enchante Maget, que l’on ne contredira certainement pas tant il est vrai que l’écriture, gourmande de mots et au plus au point incarnée de Colette, force l’admiration. De l’admiration pour son aînée, Françoise Sagan en nourrissait visiblement beaucoup, comme nous le rappelle enfin le dernier contributeur du dossier, on a nommé Robert Kopp. L’écrivain et éditeur suisse montre ce qui rapproche ou sépare l’autrice de Bonjour tristesse (dont la dédicace, en 1954, rend hommage à Colette) de cette imposante et respectée devancière. Libération progressive de la femme dans ces années 50 encore corsetées, émancipation des normes, quelles qu’elles soient, l’exemple de Colette a pu être un modèle pour la toute jeune et audacieuse Sagan, suggère Kopp avant d’ajouter : « Pourtant, ce n’est que rarement que Sagan cite Colette parmi ses références littéraires, alors qu’elle parle volontiers de Gide, de Proust ou de Cocteau ». Jean Cocteau qui, paraît-il, disait de Colette qu’elle « parlait comme personne avec les mots de tout le monde ».

 

Anthony Dufraisse

 

*  Si l’on s’attarde présentement sur le seul dossier Colette, cette livraison comprend d’autre part, notez-le, un ensemble fourni très intéressant sur le métavers, en plus il va sans dire des habituelles chroniques littéraires, études, reportages et critiques.