Délice et délire

 

« Est-ce que ma phrase est finie ? », demande Georges Bataille (1897-1962) déjà fortement diminué par la maladie qui va l’emporter à Madeleine Chapsal, alors journaliste à L’Express (1961). En finir avec  l’auteur de Madame Edwarda ? Son actualité éditoriale ne faiblit pas. Après la réédition de Documents par les Nouvelles Éditions Place dont nous avons rendu compte ici même et les essais récents de Françoise Levaillant ou encore de Georges Sebbag (les deux sur Documents), on ne pouvait s’abandonner à la trêve estivale sans saluer le cinquième des Cahiers Bataille dirigé par Nicola Apicella et Monika Marczuk. De manière tout à fait originale, il propose une vingtaine de contributions composant un bestiaire de Georges Bataille qui, pour n’être pas exhaustif, n’en permet pas moins de mesurer les tours et les détours de la dialectique homme-animal travaillant intensément celui qui n’est pas descendu par accident au plus profond de la grotte de Lascaux.

 

Ainsi, on saura tout (ou presque) du monstre Acéphale qui trouve ses traits par la grâce d’André Masson, de l’informe araignée céleste, de l’arbre humain, des céphalopodes, du cheval (celui de Turin au cou duquel Nietzsche s’est jeté), du tigre, de la fourmi (en relation  à Dionys Mascolo), de la guêpe, du hibou de Minerve (qui est aussi celui de Hegel via Kojève), de ce qui se joue à Lascaux, de la mante religieuse à l’appétit sexuel dévorant, de Méduse, des mouches (insupportables ces mouches !), des oiseaux, des rats, du singe, des spectres (n’est-ce pas un peu un intrus dans ce bestiaire ?), de la taupe et du taureau – vous savez, celui dont la corne s’est fichée dans l’œil du toréador Granero… Voilà encore une phrase qui a du mal à finir et c’est tant mieux.

 

Georges Bataille © Domaine public

 

Pour le plaisir d’un frisson, pour cette jouissance évidemment interlope que l’on peut situer (on verra pourquoi) entre délice et délire, il convient de glisser maintenant une citation de L’Expérience intérieure (1943) où il est question de ces images paradoxalement thérapeutiques d’un supplicié chinois qu’un jour Bataille reçut de la part du psychiatre et psychanalyste Adrien Borel qui, après avoir été son analyste libérateur, avait accepté de prendre en charge sa compagne, la très troublante Laure (Colette Peignot). Bataille écrit précisément : « De ce supplice, j’avais eu, autrefois, une suite de représentations successives. À la fin, le patient, la poitrine écorchée, se tordait, bras et jambes tranchés aux coudes et aux genoux. Les cheveux dressés sur la tête, hideux, hagard, zébré de sang, beau comme une guêpe. »

 

Cet accès à la beauté par un démembrement méticuleux, une longue agonie et la ressemblance in extremis avec l’insecte nous conduit au cœur du délire et du délice.

 

Et cela donne surtout l’occasion d’évoquer le très riche entretien avec Denis Hollier qui vient à la suite du Bestiaire. Professeur de littérature française à l’université de Yale, Denis Hollier (1942) est non seulement l’auteur d’essais importants sur Bataille dont La Prise de la Concorde (Éditions de Minuit, 1974), de l’édition des textes du Collège de sociologie (Gallimard, 1979, puis 1995), mais aussi la cheville ouvrière des deux premiers volumes des Œuvres complètes chez Gallimard (1970) qui ont révélé l’importance d’une pensée restée longtemps dispersée en de multiples publications confidentielles. Denis Hollier rapporte plaisamment que la première phrase qui l’ait frappé chez Bataille était pour partie erronée : « J’enseigne l’art  de tourner l’angoisse en délire ». Il avait remplacé ce dernier mot par celui de délice. Heureuse erreur.

 

 

Comme il est rassérénant  de lire en outre  au cours de cet échange où Hollier s’en tient rarement aux questions posées, mais les déborde largement pour notre plus grand plaisir (du côté de Derrida, Heidegger, Freud, Genet…), qu’il faut peut-être finir par comprendre que Bataille « cherchait » (p. 318) Breton dans les années les plus conflictuelles entre eux deux et qu’il est sans doute un peu vain d’en rester à cette relation d’agressivité en effet pathologique pour interroger la pensée de l’un et de l’autre. Cela n’efface pas, bien sûr, leurs différences et divergences fondamentales, mais il ne faudrait pas négliger l’importance du rapport « provocation-punition » et la persistance du schème « Hölderlin-Schiller » ou « Nietzsche-Wagner » qui surdétermine leurs relations antagonistes jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Hormis un contributeur du volume qui semble toujours bloqué aux temps lointains de Tel Quel sous influence maoïste, il est désormais de notoriété publique que Breton a écrit que L’Histoire de l’œil  était non seulement le plus beau livre érotique qu’il avait lu, mais qu’il constituait également « l’un des  sept plus beaux livres » (p. 314) qu’il avait jamais eu entre ses mains. Ainsi, le Grand Tamanoir  (animal fétiche de Breton) peut fort bien cohabiter dangereusement avec un cheval emballé ou un homme à tête d’oiseau simulant la mort.

 

« Est-ce que ma phrase est finie ? » Bataille a pris depuis longtemps les devants pour répondre à sa propre question en déclarant à Madeleine Chapsal : « Si elle n’est pas finie, cela n’exprimerait pas mal ce que j’ai voulu dire… »

 

Jérôme Duwa