Dernier Carré n° 1 : c’est donc très bien

Dernier Carré est une revue qui ne craint pas la comparaison avec les Spartiates de Léonidas. Elle illustre d’ailleurs sa position pleine d’obstination d’une sentence martiale : « Quand la défaite apparaît certaine, mais que se rendre est inconcevable, alors se forme le dernier carré. » Il semble donc que la guerre soit déclarée sur le mode post-situationniste et avec les moyens du langage, de la poétique. Cofondée et presqu’intégralement rédigée par Baudouin de Bodinat, essayiste, et Marlène Soreda, chroniqueuse et poète en prose tout à la fois, Dernier Carré a légitimé son jusquauboutisme naturel par le fait d’être une production de la « Société des amis de la fin du monde », terme qui n’autorise aucune échappatoire : comment ne pas voir l’obstacle ? Mais comment le contourner ?

 

 

C’est sur cette position plus philosophique que tactique que la revue a choisi d’occuper le théâtre des opérations, réservant ses interventions aux sujets profonds et sa détestation aux symptômes d’un monde « privé de tout accès au merveilleux, où rien ne subsiste de l’âme des choses, des magies de la vie universelle, ni aucun sentiment du mystère des temps passés ; où non plus ne s’offre aux hommes aucune solidités sur quoi s’appuyer, qui semble ne se situer dans aucun cosmos ; où l’on s’éprouve alors plus réel, plus substantiel que ce monde lui-même – malgré qu’il ne retiendra rien de nous. »

 

Opiniâtreté ou lucidité désespérée, il est difficile de départager même si l’existence d’un premier puis d’un deuxième numéro dont la cristallisation au monde, leur impression et le labeur de leur rédaction, prouvent qu’il est encore temps – et utile – d’exprimer les troubles beautés des choses malgré l’inéluctable cafardisme de la race humaine. Et ce sur un mode de fonctionnement militant qui rend inévitable engagement et autonomie dans la lutte sans espoir contre l’air du temps et le mode de vie occidental. Drapée dans sa farouche dignité, Dernier Carré ne réclame cependant aucune aide et prêche la multiplication des périodiques libres à son image, prônant la profusion des paroles et des approches contre la rouleau-compresseur de l’idéologie rampante, et même sous-rampante.

 

Il y a quelque chose du Gazetier casqué dans Dernier Carré : un contrepoint ferme servi au format brochure sous couverture de papier « d’un léger grège » – un papier qui évoque à s’y méprendre les papiers de fond de cagettes utilisés par Jacques Brémond pour sa collection de petites correspondances – comme un pamphlet qui dirait fièrement que certains, ici et là, ont fait sienne la parole de Jules Renard dans son Journal :  « Inlassables, tous les jours ils se remettent à vivre ». Car c’est aussi de l’être humain ce caractère cabochard et inlassablement prêt à débattre.

 

En substance, Dernier Carré propose cent et une choses sur des tonalités en dégradé, depuis la diatribe élégante jusqu’aux baguenaudages d’Élie Portrait, l’impétrant du sommaire qui se partage en rubrique intitulés avec astuce quand il s’agit d’appâter le lecteur : « Le magasin à poudre » renferme des choses lues à propos de l’état calamiteux de la planète après un seul siècle de chimie impériale, et « Vie pratique d’hier et de demain » apporte ses miscellanées pour faire aujourd’hui une bonne bière de chiendent ou pour lutter contre les spasmes nerveux, informations pratiques qui ressemblent à des recettes pour civilisation déclinante où la survie se perd…

 

 

On finit d’ailleurs avec Baudouin de Baudinat dans le lieu qu’il a préparé, « À la vue du cimetière, estaminet », moment de réflexion et d’échanges de propositions. La forme moins « pesée », ou « finalisée » des fragments qui se succèdent, qu’ils soient issus de Valéry ou d’autres penseurs, donne à l’ensemble ce caractère « du zinc » annoncé par l’« estaminet ». On y pense à des jours qui ne chantent guère et l’on retrouve néanmoins les accents attristés et pessimistes d’En attendant la fin du monde (Fario, 2018), son récent opus d’ « alter-réactionnaire » (Jérôme Leroy, Causeur, 2016). Il a toujours été nécessaire à la vie intellectuelle des penseurs du mal-être et de la correction pour atténuer sinon annuler les optimistes béats, enfants ou victimes de la doxa, et les brouille-tout de la post-pensée (pensée sans pensée) portés par l’industrie culturelle, qui préfèrera toujours un animateur jonglant avec des grands mots plutôt qu’un penseur empoignant des notions, voire des concepts. Suivez mon regard.

 

Sur un mode différent, Marlène Soreda fait état de ses « Piètres plaisirs de Paris » que sont sa zone, l’herbe de son tramway et ses Undermarket. Et elle y joint des « Formulaires & pièces jointes » d’une autre douleur : « Combien de coups de sonnette dans l’appartement silencieux, combien de chuintements de plis glissés sous la porte, de bruits de pas qui s’éloignent, de papiers dépliés en tremblant d’où jaillissent ces mots qui vous empoignent les cheveux à vous plaquer au mur, à vous faire sauter par la fenêtre – mise en demeure, contentieux, expulsion, commandement, exécution, de mise en demeure (…) – combien de fois tout ça avant de se trouver face à un formulaire, tendu par un travailleur social compatissant. » On y lit « cases » et l’on constate que le malaise est justement celui-là de la prison mentale où l’être contemporain est sommé de se terrer avec son Netflic et ses bigbrothers de poche pour ne pas gêner l’expansion du Veau d’or et la liberté de mouvement de ses nervis. Un Dernier Carré, c’est donc très bien. Des renforts, il en faudra aussi.

 

Éric Dussert